Chronique du Maudit-Engin

Remington de Christophe Ségas est l’histoire d’une machine au sein d’un monde sans machines. Dans un futur incertain, l’humanité, retournée au Moyen Âge et à la barbarie, tente de supporter sa dégringolade. Froide, dure et métallique, une machine à écrire passe de mains en mains, accompagnée des textes qui ont été tapés dessus. Ces récits fragmentaires font la chronique balbutiante d’un monde où la technologie a laissé bien moins de souvenirs que la littérature et les mythes. Ils composent un roman fantaisiste, inquiétant et jubilatoire.


Christophe Ségas, Remington. Le Nouvel Attila, 218 p., 18 € 


Il y a eu – suivant les différentes communautés – le Flash, la Césure, le Klash, le Reset, sur lequel on n’en saura pas plus mais qui a renvoyé l’humanité sur le tapis d’où depuis elle tente de se relever. La science oubliée, seules quelques machines simples ont survécu : les armes à feu et la machine à écrire. L’analogie entre ces deux mécaniques est assez vite suggérée, à la page 39, par la présence d’une carabine Remington R-700. Un peu plus loin, la machine à écrire qui donne son nom au roman de Christophe Ségas est effectivement utilisée pour assommer quelqu’un.

Au gré des tribulations de l’appareil, le récit s’invente en un prologue, cinq parties et un épilogue, chacun tapé sur la machine par un narrateur différent. On observe diverses stratégies pour tenter de s’arracher au mode de vie médiéval qui semble unanimement partagé. Dans le premier fragment, un chercheur déterre des artéfacts : des boîtes de conserve, un pédalo ; mais il apparaît vite que le mystérieux institut qui le commandite a en réalité pour but de détruire tout vestige de l’ancienne civilisation. Et Kassil, le découvreur du pédalo, de fuir bientôt dans le désert, la Remington sous le bras. Ce ne sera pas le seul personnage à s’évanouir ainsi. Quant à Kassil, on le retrouvera plus loin.

D’autres tentatives se déroulent pour reprendre le chemin du progrès : l’art ; le mysticisme – sous la forme d’une secte qui répand la pureté grâce au savon et à la lessive, les cultes ineptes et sauvages abondant par ailleurs ; la création d’un empire positiviste ; la topographie ; la cosmographie ; la technique, à travers le rêve de voler ; la religion monothéiste, ou même « l’histoire du baby-foot ». Toutes ces entreprises échouent. Les êtres humains, infailliblement guidés par la peur, la superstition et la bêtise, semblent toujours choisir la voie du pire.

Cette humanité apparaît aussi navrante par essence que celle de Quinzinzinzili, le classique du récit post-apocalyptique écrit dans les années 1930 par Régis Messac. Tous les personnages, y compris ceux en qui on pouvait espérer, tombent. Kassil, l’archéologue, se transforme en conquérant agressif, la « Topographie de l’Empire », qu’il rédige, parodie de manière très juste et hilarante les récits d’exploration coloniale. Arbuss Thomas, le peintre, est « devenu sec » malgré le lard et la vinasse. Les délicats musiciens Simon et Pantaleon finissent mal. Héloïse, l’impératrice rationaliste, dirigeante charismatique et volontaire, se perd dans le labyrinthe « d’un jeu de stratégie qu’elle avait inventé » et avec lequel elle croit pouvoir façonner l’avenir. Seul Jehan le Petit, inventeur obstiné, paraît échapper à la chute fatale, mais lui aussi disparaît dans le désert. On n’entendra plus parler de lui.

Christophe Ségas, Remington

Christophe Ségas

Les routes suivies par cette humanité en débandade sont tellement sans issue qu’elles provoquent un rire nerveux, un rire jaune. Puis on rit franchement à la truculence de certains personnages et à leur destin absurde.

De Jehan le Petit enfui ne subsistent que les carnets. Les écrits, comme la machine, ont la vie bien plus dure que les hommes, qui ont vite fait de se retrouver la tête ouverte par leurs contemporains. Et la vie plus dure même que la civilisation qu’on pouvait croire liée à l’écriture : si toutes les avancées techniques et scientifiques ont été perdues, la mémoire des histoires et des mythes s’est conservée. Les hommes ne comprennent plus l’électricité, mais se souviennent de la tour de Babel, de Cyrano de Bergerac qui « prétendait gagner la lune ou le soleil pour en explorer les États et empires », ou du Décaméron. « Nous sommes comme ces bourgeois d’il y a mille ans qui à cause de la peste avaient fui la ville et qui, retranchés en campagne, coupés de tout, pour pas crever d’ennui disaient à tour de rôle des récits horrifiques et salaces », rappelle l’aubergiste Suzann entre deux tournées de gin et de patates.

Nivard, archiviste fervent de la bourgade éclairée de Trois-culs-aux-cèpes, parvient, grâce aux « quarante sacs de jute estampillés Aérospatiale, pleins de papiers », abandonnés par un colporteur, à reconstituer une partie de « l’Histoire-Jadis ». Le texte demeure quand tout le reste s’écroule. Le lecteur le constate aussi bien que les personnages grâce à la typographie et à la mise en page du livre : la police de caractères est celle d’une machine à écrire et, quand le chariot de la Remington se fausse parce qu’elle a servi à défoncer un crâne, les pages sont ensuite imprimées légèrement de travers. Lorsque le dernier rédacteur privé d’encre doit utiliser « une bouillasse de macération brun pâle (eau, feuilles mortes, noix, bois pourri, minéraux) », le texte devient de cette couleur. La machine est physiquement présente à travers l’ouvrage.

Une réflexion sur le langage, notamment sur son pouvoir, court à travers le roman. Ainsi de la logorrhée de l’aubergiste : « Les bavardages de Suzann sont moins innocents qu’elle ne le prétend. Il s’agit en réalité de sorcellerie, de charmes dans lesquels elle essaie d’enliser ses interlocuteurs. Elle lutte pour assurer son emprise sur la Parole, et ainsi posséder les gens. »

La mémoire des textes et des récits est si forte qu’elle est identifiée comme dangereuse. Tous les groupes constitués se méfient de l’écrit et cherchent à le contrôler. La Remington est confisquée plusieurs fois. La dernière communauté à mettre la main dessus a même une légende qui ressemble beaucoup au livre qu’on lit. Dans ce mythe du Maudit-Engin, « les hommes croient être source de leurs récits (épopées, brèves d’actualité, prophéties, rêves) alors que c’est l’Engin qui les leur dicte ». La machine comme instance invisible et pourtant toute-puissante, manipulatrice. Comme l’auteur. Les hommes de Ty-ping décident de se débarrasser de cette influence en détruisant l’appareil. Mais il n’est pas si simple de se libérer des histoires : la manière de s’y prendre rappelle furieusement Le Seigneur des Anneaux.

Remington est un roman post-apocalyptique y compris dans sa forme, fragmentaire, lacunaire, éclatée, dont le lecteur doit remplir les trous ; un conte philosophique déchiqueté sur le langage, la puissance et la civilisation, une fable entre Beckett et le baron de Münchhausen, où l’on suit des personnages vacillant aux frontières de la folie et de l’anéantissement, absurdes, mais finalement sauvés par le burlesque et la fantaisie, grâce à la force revigorante du rire.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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