La RDA par effraction

Pour être minimaliste, l’exposition de l’Institut français de Berlin qui présente un choix de traces (photos, objets) de cette portion d’Allemagne disparue du jour au lendemain il y a près de trente ans n’en fait pas moins sens. Commentée par deux historiens qui se démarquent du discours dominant outre-Rhin sur la RDA, elle donne à penser autant qu’à voir.


DDRDA. Éclats de la RDA. Institut français de Berlin, 211 Kurfürstendamm. Commissaires : Rita Aldendorf-Hübinger et Nicolas Offenstadt. Photographies de Pierre-Jérôme Adjedj. Jusqu’au 31 août.


C’est par ce qu’il en reste, c’est-à-dire pas grand-chose, qu’on entre dans feu la République démocratique allemande. Enterrée par un Helmut Kohl qui vient de disparaître à son tour, la RDA a laissé peu de traces visibles à l’œil nu. On s’est appliqué et on s’applique encore, pour peu qu’elles resurgissent, à les faire disparaître. L’exemple symbolique le plus éclatant fut la destruction consciencieuse du Palast der Republik [1], siège massif de l’ex-Chambre du peuple de RDA sur l’emplacement duquel devrait (re)voir le jour un château de Berlin, tas de ruines en 1945 balayé par la RDA, dont la reconstruction se fait attendre. Cet interminable chantier n’est pas la seule cause de la dévastation de la belle allée Unter der Linden, éventrée en plusieurs endroits depuis des années, mais il ajoute à la défiguration de ce qui fut jadis la vitrine de « Berlin, capitale de la RDA ».

DDRDA Eclats de la RDA, Institut français de Berlin

© Pidji-Photography / Pierre-Jérôme Adjedj

Située sur l’autre artère célèbre, celle de l’Ouest, le Ku’damm, l’exposition de l’Institut français de Berlin s’inscrit dans le prolongement d’une série d’articles publiés tout au long de l’année universitaire dans le journal local de Francfort sur l’Oder (Märkische Oderzeitung). Intitulée « Éclats de la RDA » elle est l’œuvre de deux historiens, l’une allemande, Rita Aldendorf-Hübinger, l’autre, français, Nicolas Offenstadt, enseignants à la Viadrina (université frontalière avec la Pologne). Mués en archéologues urbains, ils ont déniché des traces rebelles à l’effacement : ainsi, dans le lycée Karl Liebknecht de Francfort sur l’Oder, le buste en bronze de ce dernier, réalisé par le sculpteur Theo Balden. Si le lycée a conservé son nom, rien n’indique en revanche de quel buste il s’agit ni qui en est l’auteur… Theo Balden, antifasciste exilé en Grande-Bretagne qui choisit la RDA, est devenu une Unperson.

DDRDA Eclats de la RDA, Institut français de Berlin

© Pidji-Photography / Pierre-Jérôme Adjedj

Rien d’aussi imposant dans l’exposition de l’Institut français. Collées à même le mur, conformément à la volonté du photographe, et hors de tout cadre qui leur aurait attribué un statut contraire à l’esprit de l’exposition, les photographies de Pierre-Jérôme Adjedj ont visé l’anodin à partir duquel « faire parler ces lieux » : des images qui accrochent paradoxalement le regard par leur insignifiance finalement dérangeante. Des photos de friches industrielles, de fragments d’affiches, de carreaux cassés, d’échelles qui ne conduisent nulle part, forment le support de textes distribués sur papier libre recyclé où l’on peut lire des pans d’histoire de la RDA. Ni didactique, ni accusatrice, une histoire qui informe sur ce qu’on entendait par « culture socialiste » aussi bien que sur l’alcoolisme en RDA ou sur des réalisations comme celle de la ville « sortie de rien » et fierté du régime, Eisenhüttenstadt, du temps où l’acier était trempé. Rien à voir avec l’approche d’un « DDR Museum », gros cabinet de curiosités qui attire les touristes le long de la Spree et dont le choix d’objets au design suranné tourne en ridicule à peu de frais la production est-allemande. Peu à avoir également avec les expositions a priori plus sérieuses du Deutsches Historisches Museum sur la RDA qui ont du mal à se départir de l’esprit guerre froide et dans lesquelles l’écrasant mot « dictature » dispense d’explication. Un regard différent qui surprend les Berlinois. Tout du moins ceux qui, en l’absence de publicité (pour l’heure) dans la presse locale, trouvent le chemin de l’Institut français qu’il convient donc de féliciter de cette initiative [2].


  1. Cf. Dominique Treilhou, Palast der Republik. Berlin 2006-2009. Disparition en 3 actes, Zinc, 2010. Ce très beau livre-objet contient l’album de photos de la destruction et le film documentaire également réalisé par l’auteure.
  2. Pour compléter l’exposition, on pourra se reporter au numéro 3 de la revue Mémoires en jeu/Memory at stake (mai 2017) qui comprend un reportage photos intitulé « Was bleibt ? » (« ce qui reste », sous entendu de la RDA, le titre s’inspirant de celui du livre éponyme de Christa Wolf [1990]), où la même démarche a guidé Catherine Laubier et Yves Brochard. Il s’agit de sculptures et d’art mural dans des lieux publics, essentiellement en province, restés intouchés.
P.-S. : Cet article a été rédigé dans le café historique Sibylle, dont l’exposition permanente retrace l’histoire du soulèvement le 17 juin 1953 des bâtisseurs de la Stalinallee, plus tard rebaptisée Karl-Marx-Allee. Fort heureusement placée sous la protection des Monuments historiques, l’austère Karl-Marx-Allee a jusqu’ici échappé à la fièvre destructrice post-communiste. Par sa démesure, elle correspond à la trace la plus révélatrice de l’ancienne RDA et de ses rêves de grandeur. Bizarrement, elle n’est pas sans charme pour qui sait y flâner au sens benjaminien du terme.

À la Une du n° 36