Paradis triste

Lorsqu’un écrivain a derrière lui des dizaines d’ouvrages, il finit par disposer d’un lectorat qui le guette et le suit. S’instaure alors un dialogue implicite avec cette multitude silencieuse mais consentante, livre après livre. Pascal Quignard fait partie de ce type d’auteurs. Ses préoccupations comme la teinte de ses ouvrages forment un univers que l’on retrouve, inchangé, dans des ouvrages publiés tous les ans. La publication s’apparente à un rituel et la lecture à la retrouvaille d’une voix connue. Quignard semble d’ailleurs en être conscient, tant il aborde avec nonchalance ce dernier livre, sûr qu’il est d’être, de toute manière, écouté. Les assidus apprécieront certainement.


Pascal Quignard, Dans ce jardin qu’on aimait. Grasset, 176 p. 17,50 €


Biographie documentée ou pièce de théâtre ? Un peu tout cela à la fois. Le révérend Simeon Pease Cheney a en tout cas bel et bien vécu au XIXe siècle sur la côte est des États-Unis. Il laissa à la postérité des Wood Notes Wild : Notations of Bird Music. Des chants d’oiseaux, notés par cet homme austère et animé d’un goût pour le nature. Un Thoreau mélomane. Il aurait aussi, selon l’auteur, affirmé : « Le seau, où la pluie s’égoutte, qui pleure sous la gouttière du zinc, près de la marche en pierre de la cuisine, est un psaume. » Encore mieux ! ce serait un annonciateur de la musique concrète, tapi dans une cure protestante de 1870 et exhumé par Quignard.

Pascal Quignard, Dans ce jardin qu’on aimait

Pascal Quignard © Jean-Luc Bertini

L’amorce intrigue évidemment, mais un peu trop. Car, en à peine quelques pages, le propos dérape vers le drame. Le révérend perd tôt son épouse adorée qui sans cesse se promenait et embellissait son jardin. Dans le deuil, ce dernier devient « merveilleux visage invieillissable ». Inutile de développer sur la filiation du mot « jardin » avec « paradis ». Et in Arcadia ego… Car la mort en couches de cette femme laisse une enfant qui se révèle plus tard trop belle et trop semblable à sa mère pour ne pas susciter des sentiments mêlés chez le malheureux Simeon. S’ensuivent des dialogues où le pathos serait supportable s’il avait une quelconque fonction narrative.

Dans la toute dernière partie du livre, la dimension musicale finit bien par ressurgir, mais trop tard. Comme si l’auteur se rappelait, ou avouait, que c’était bien là que gisait le véritable intérêt de son personnage et non pas dans cette histoire de deuil impossible et légué en héritage. Ce brouillage déçoit d’autant plus que Quignard a prouvé cette année dans une superbe pièce de théâtre qu’il avait des choses à dire sur les liens secrets entre les humains et leur infini « dehors » : faune, flore. Objets même. Sans doute aurait-il pu en dire plus sur Pease Cheney, cet homme frappé par le malheur qui avait repeuplé le monde en prenant le parti pris des choses.

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