Deux nations, deux histoires

Le musée de l’Armée consacre son exposition de printemps à l’affrontement de 1870-1871 et à ses suites. Un moment capital pour l’histoire de la France et de l’Allemagne – et à terme pour l’histoire du monde – mais quelque peu oublié depuis que deux guerres mondiales ont déposé sur son souvenir une nouvelle strate de violences et de drames encore plus extraordinaires.


France Allemagne(s) 1870-1871. La guerre, la Commune, les mémoires. 13 avril – 30 juillet 2017

Catalogue de l’exposition. Gallimard/Musée de l’Armée, 304 p., 35 €


Pour les Français, ce fut « l’année terrible » (selon le titre d’un long poème de Victor Hugo). Dix mois qui virent la nation confrontée d’abord à la guerre contre l’Allemagne sur une grande partie de son territoire, au siège de Paris, à la défaite et à l’amputation territoriale (du début d’août 1870 à la fin de janvier 1871) ; puis, de mars à mai 1871, à la guerre civile dans la capitale. Ces deux séquences tragiques forment un ensemble indissociable, la Commune ayant surgi des souffrances du siège et de l’humiliation infligée par la capitulation et l’abandon de l’Alsace-Lorraine. Les canons des Versaillais et les incendies provoqués par les communards continuent l’œuvre de destruction entamée par les bombardements de l’ennemi extérieur. La paix revient sans joie au milieu des ruines et des deuils, dans le regret de la mutilation nationale et le désarroi des rancunes sociales.

Le bilan est tout autre pour l’Allemagne triomphante. Elle a certes perdu des milliers d’hommes elle aussi, mais n’a pas subi de pertes civiles ni de destructions matérielles, le conflit s’étant déroulé entièrement sur le territoire français. Elle s’enivre des victoires glorieuses qui lui ont permis de parachever son unité nationale « par le fer et par le sang », comme l’avait annoncé Bismarck, et de prendre une revanche éclatante sur la France de Louis XIV et de Napoléon. L’annexion au nouvel empire de deux anciennes provinces du Saint-Empire devenues françaises au XVIe et au XVIIe siècle représente un symbole particulièrement fort. Quant aux cinq milliards d’indemnité imposés à la République, ils donneront un élan vigoureux à l’expansion économique d’une Allemagne qui avait déjà rattrapé la France avant la guerre, et la distance désormais.

France-Allemagne(s), 1870-1871, Gallimard

Strasbourg, Faubourg-de-Pierre après les bombardements (1870). Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg © Musée de Strasbourg

Confronter ces deux histoires et ces deux perceptions, tel est l’objet de l’exposition. Le pari était risqué, tant les expériences sont différentes. Il a été gagné grâce à une collaboration exemplaire entre historiens et spécialistes des deux pays, heureusement libérés des passions de jadis, et à de nombreux prêts consentis par les musées d’outre-Rhin (musée d’histoire allemande de Berlin, musées militaires d’Ingolstadt et de Dresde, musées de peinture de Hambourg et de Berlin). Du côté français, outre le musée de l’Armée lui-même et plusieurs institutions nationales, on relève la présence récurrente du musée de l’Histoire vivante de Montreuil et du musée de la Guerre de 1870 de Gravelotte.

Pour accompagner l’exposition et la pérenniser en quelque sorte, le musée de l’Armée publie un beau catalogue, qui vaut par la qualité et la pertinence de ses illustrations, mais tout autant par l’intelligence et la clarté de la conception d’ensemble comme par l’érudition des détails. L’ouvrage comporte deux sections, qui s’éclairent mutuellement selon une tradition désormais éprouvée : une série d’essais thématiques pour la mise en perspective ; le catalogue proprement dit, qui reproduit et nomme les œuvres et les objets exposés, ajoutant quand il le faut d’éclairantes notices explicatives. Au total, cela forme un véritable manuel pour rafraîchir et préciser ses connaissances, mais pas seulement : on y trouve aussi de nouvelles pistes ouvertes à la réflexion, ainsi qu’un certain nombre d’informations peu connues sur différents sujets particuliers.

Pour commencer, plusieurs synthèses réussissent à faire le point, en peu de mots, sur le processus d’unification de l’Allemagne et son décollage économique au cours des décennies précédentes (Mareike König et Michel Hau), sur les origines de la guerre et l’absurde engrenage de juillet 1870 (Éric Anceau), sur les armements respectifs, Dreyse et Chassepot, canon Krupp et « canon à balles » français (Christophe Pommier). L’histoire de la guerre, divisée en deux phases par la chute du régime impérial et l’avènement de la République le 4 septembre 1870, est rappelée par une série de cartes, une chronologie et quelques mini-biographies des acteurs principaux. Elle fait place aussi à l’action, trop souvent méconnue, des garibaldiens en Bourgogne (Gilles Pécout). On relèvera enfin la réunion dans un même essai des deux sièges successifs de Paris, celui des Allemands et celui des Versaillais (Robert Tombs).

Une seconde série d’essais traite de la perception des événements par les contemporains et de la façon dont le souvenir en a été construit pour la génération suivante. Les relations culturelles, si étroites depuis toujours, ont été affectées bien sûr dans la durée, comme le montrent deux exemples : un parallèle entre Offenbach et Wagner, incarnations musicales exemplaires des nations rivales (Jean-Claude Yon) ; un sondage dans le Journal des Goncourt, où Bismarck se substitue peu à peu à Heine comme le personnage le plus souvent mentionné (François Lagrange).

France-Allemagne(s), 1870-1871, Gallimard

Édouard Detaille, Fantassins dans un chemin creux, fragment du panorama de la Bataille de Champigny (1882-1883). Paris, musée de l’Armée, legs Detaille, 1920 © Paris, musée de l’Armée, Dist. RMN-GP / Emilie Cambier

Mais, pour le grand public, ce sont les images qui imposent d’emblée une vision de la guerre. Du côté allemand, de nombreux peintres suivent l’armée, cependant qu’Anton Werner assiste à la proclamation de Guillaume Ier comme empereur allemand, le 18 janvier 1871, dans la galerie des Glaces. Les premières œuvres sont pourtant exemptes de pathos et de gloriole, le ton est plutôt à la sobriété ou à la compassion chez Bürde, Adam ou Trübner en 1871 (Katja Protte). Même réserve côté français, avec un peu plus de noirceur peut-être, chez Carpeaux, Philippoteaux, Auguste Lançon, Neuville ou Detaille.

La photo surtout fait son entrée à grande échelle, dans les deux camps. Les techniques exigeant des temps de pose assez longs, il n’est pas question de saisir un mouvement et de montrer un épisode de combat. On fixe plutôt les résultats, les destructions immenses qui fascinent (à Strasbourg, Paris, Saint-Cloud, Meudon, etc.), mais on évite toute image macabre, à la différence des photographes américains de la guerre de Sécession quelques années plus tôt. On leur préfère des scènes de genre, la vie quotidienne des soldats au repos. Le profane découvre là une pléiade de pionniers de grand talent qui ont témoigné pour l’histoire : côté français, Blaise, Colas dit Baudelaire, Charles Winter, Adolphe Braun, Ernest Appert, ainsi qu’Yves Bondy pour les terribles photos de cadavres de communards ; côté allemand, Karl Wier, Hermann Koch, ainsi qu’un détachement spécial de l’armée trop vite dissous (voir les essais de Sylvie Le Ray-Burimi et Matthias Miller).

À cette époque, la presse n’est pas capable de reproduire directement les photos, il faut passer par l’intermédiaire de la gravure. Cela explique sans doute que toute cette documentation ait été en partie oubliée par la suite. Mais il est vrai que l’heure est bientôt à une autre phase : celle des messages officiels et de la préparation de l’avenir. Le passé doit servir à la construction (ou à la reconstruction) de la nation. Du côté allemand, la victoire de Sedan est célébrée comme une sorte de fête nationale, divers monuments sont édifiés, la colonne de la victoire à Berlin, mais surtout une série d’édifices sur les champs de bataille d’Alsace et de Lorraine – qui sont désormais en territoire d’empire : à Spicheren et Saint-Privat dès 1871, plus tard, à une échelle plus importante à Gravelotte (halle du souvenir) et à Woerth en l’honneur du Kronprinz (essai d’Éric Necker et photos). Un véritable tourisme de mémoire apparaît alors, tel qu’on n’en avait guère connu auparavant qu’à Waterloo ou à Grossbeeren près de Berlin. C’est aussi l’heure des panoramas, présentés dans plusieurs grandes villes allemandes, peintures immenses reconstituant un champ de bataille et les épisodes les plus spectaculaires de l’affrontement.

France-Allemagne(s), 1870-1871, Gallimard

Alphonse de Neuville, Les dernières cartouches ou Défense d’une maison cernée par l’ennemi (1873)
Bazeilles, Maison de la Dernière Cartouche. © RMN-Grand Palais / Hervé Lewandowski

Du côté français, il s’agit de transfigurer la défaite (Bertrand Tillier) et de faire ressortir l’héroïsme des vaincus. On met en exergue des épisodes héroïques comme Reichshoffen, Bazeilles, Gravelotte, les sorties des assiégés parisiens. Une dizaine de panoramas sont présentés dans les années 1870, donnant au spectateur l’illusion de se trouver au cœur de la bataille. Des monuments sont édifiés en l’honneur des généraux républicains et de leurs armées : Chanzy au Mans, Faidherbe à Lille. À Paris, ce sera le monument de la Défense (1883) qui a laissé son nom à tout un quartier, et le monument des aérostiers près des Ternes (Cécile Champy-Vinas). Puis on transmet aux enfants, pour mieux préparer la revanche, une sorte de légendaire glorieux, nourri de toute une littérature ad hoc et conforté par l’école (François Robichon). Le souvenir de la Commune est en revanche occulté, même si une mémoire particulière est entretenue par une minorité. Dans ce volume, ce sont deux Allemands (très différents) qui reçoivent la parole pour accorder un peu de compassion aux sept ou dix mille victimes ou martyrs de ces semaines tragiques : Karl Marx et Sebastian Haffner (Mathilde Benoistel).

Aujourd’hui, le souvenir de l’année terrible appartient aux musées. Des objets de toutes sortes en ont été tirés pour l’exposition et reproduits dans le catalogue, sabres, obus, fusils, cuirasses, casques à pointe prussiens ou bavarois « à chenille », canon antiaérien contre les ballons, médailles, affiches, « colombogrammes », livres, etc., un bric-à-brac émouvant pour évoquer ces heures sombres, l’héroïsme comme la souffrance. Et pour finir, quelques images de femmes entrevues au fil de l’exposition : la reine de Prusse, francophile, qui semble verser une larme sur le tableau de Menzel au moment de quitter Berlin pour le Rhin ; Marie Favier, capitaine des francs-tireurs du Doubs ; Louise Blondin, dans son cercueil de la semaine sanglante ; Katharina Weissgerber, qui soigna les blessés des deux camps à Sarrebruck au début de la guerre…

Bref, un catalogue particulièrement riche qui devrait ranimer l’intérêt pour cette période sans rouvrir les polémiques.

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