Le malade et ses autres

« Si l’on songe que la maladie est la chose la plus répandue qui soit, que le changement mental qu’elle provoque est considérable, il paraît vraiment étrange […] qu’elle n’ait pas trouvé sa place aux côtés de l’amour, du conflit, et de la jalousie comme thème essentiel de la littérature ». C’est ce qu’écrivait Virginia Woolf en 1930 dans « De la maladie », propos qui étonne aujourd’hui, les écrits sur le sujet semblant au contraire très nombreux.


Ruwen Ogien, Mes Mille et Une Nuits : La maladie comme drame et comme comédie. Albin Michel, 251 p., 19 €


Nous avons en effet tous en tête les grands romans qui portent sur la maladie et soit s’intéressent aux modifications qu’elle impose à l’individu dans son rapport au monde et à lui-même, soit (mais ce « soit » est le plus souvent un « et ») l’utilisent comme métaphore d’un état pathologique dépassant la personne elle-même ; c’est le cas de Mars de Fritz Zorn, ou du Pavillon des cancéreux d’Alexandre Soljenitsyne. Mais, plus que le domaine proprement romanesque, le domaine non fictionnel de l’essai et du journal semble ces dernières années avoir la prédilection des auteurs lorsqu’ils souhaitent réfléchir aux effets d’une maladie très grave. Les Anglo-Saxons, prompts à inventer des étiquettes, ont appelé ce type de textes « illness narratives » et les divisent souvent en « sous-genres » suivant la pathologie particulière dont ils traitent, et qui est la plupart du temps celle qui afflige leurs auteurs. Un grand « sous-genre », le « cancer narrative », occupe une position quasi monopolistique, ce qui ne surprendra guère puisque la pathologie dont il parle se distingue dans la culture d’aujourd’hui comme étant particulièrement angoissante, d’assez forte visibilité, et pourvue d’un discours qui, dépassant le domaine médical, a été détourné vers la société dans son ensemble. Cette « reine des maladies [1]» génère ainsi une pléthore d’ouvrages plus ou moins émouvants et réfléchis. Trait d’époque, dans la surproduction actuelle de papier imprimé (et de blogs), un « sous-sous-genre » fait florès, en particulier aux États-Unis, le « breast cancer narrative » sur lequel existent même des anthologies (de prose comme de poésie) et des ouvrages critiques universitaires [2].

Ruwen Ogien, Mes Mille et Une Nuits : la maladie comme drame et comme comédie

« Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort »

C’est dans ce contexte éditorial surchargé que paraît Mes Mille et Une Nuits : La maladie comme drame et comme comédie de Ruwen Ogien, contribution au « genre » qui résume les débats en cours, prend position et apporte un témoignage fin sur la situation de patient. L’auteur, Ruwen Ogien, philosophe connu pour ses travaux sur l’éthique, atteint depuis quatre ans d’un cancer du pancréas, semble s’être décidé à rédiger cet opuscule d’abord en réaction contre un mode de pensée envahissant, celui du « dolorisme ». Ce dernier pourrait se résumer peu ou prou par la formule de Nietzche : « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort », laquelle s’est d’ailleurs transformée en mantra contemporain, séduisant tous les échelons de la société jusqu’aux plus chantants ou pensants puisque Johnny Hallyday, Kanye West, Jay-Z, Grand Corps Malade et François Fillon (le 2 mars 2017 à Nîmes) l’ont utilisée. Suggérons donc au passage au candidat des Républicains d’adopter, pour chaque meeting, en plus du déploiement de drapeaux tricolores, le refrain de « Cramponnez-vous », du groupe hip-hop Sexion d’assaut : « Ce qui ne tue pas te rend plus fort / Nous sommes vivants donc vous êtes morts ! »

Le dolorisme

Mes Mille et Une Nuits  fait donc un sort au dolorisme grâce à des « objections fatales », dit plaisamment Ruwen Ogien, objections qui montrent sans peine que cette manière de penser renvoie à de vieilles théodicées justificatrices du  Mal  dans lesquelles les malades souffrent in fine pour leur plus grand bien car ils peuvent tirer de leurs maux accroissement moral et intellectuel sous forme d’élévation spirituelle, de gain de lucidité ou de « résilience », de compréhension d’eux-mêmes, du monde ou de Dieu sait quoi. La critique de l’auteur ne s’adresse évidemment pas à la manière dont chacun individuellement se débrouille avec le sort qui l’accable, mais à de tels schèmes culturels de pensée.

Ruwen Ogien, Mes Mille et Une Nuits : la maladie comme drame et comme comédie

Ruwen Ogien © JLPPA/Bestimage

Lutte et responsabilité

Ainsi Ogien débusque-t-il partout l’injonction d’héroïsme, qu’elle soit voilée ou explicite comme dans le « il faut se battre ! », prisé de tout entourage médical, psychothérapeutique, médiatique et amical. Si, en dépit de ce bon conseil, le patient finit quand même par succomber, il se retrouve volens nolens transformé en héros tombé au champ d’honneur, « disparu » suivant l’habituelle formule nécrologique « après un long et courageux combat contre la maladie ». Avant cela, en « guerrier » qu’il est, il ne se sera jamais « laissé aller ». Et Ruwen Ogien de régler son compte à l’obligation de faire bonne ou belle figure, signalant d’ailleurs avec sympathie qu’elle pèse plus encore sur les femmes que sur les hommes. La lecture des revues hospitalières destinées aux patientes fournit dans ce domaine les preuves supplémentaires dont il pourrait encore avoir besoin : l’amélioration de l’apparence extérieure (être sexy, se maquiller, choisir la bonne perruque, etc.) y est présentée, non seulement comme un moyen de continuer à tenir sa place dans le monde humain, mais, perversement, comme un instrument de lutte contre la maladie dont toute patiente responsable doit se saisir. (Aux États-Unis, la Cancer Society a même créé un « Look Good, Feel Better Program ».) Car responsable, celui qui se retrouve gravement malade l’est. Non seulement dans la prise en main de sa maladie mais, hélas, dans l’étiologie de celle-ci. S’il souffre, par exemple, du cœur, du poumon ou du sein, il ou elle a trop fumé, trop mangé, pas fait d’exercice, pas allaité, eu des enfants trop tard ou pas du tout, etc. Consolation : lorsqu’il ne parvient pas à constituer le responsable idéal, l’environnement moderne (pollution, stress…) viendra jouer le rôle à sa place. Tant mieux, car d’autres lourds devoirs vis-à-vis des institutions et du monde social lui incombent : faire la preuve qu’il n’est ni tire-au-flanc, ni cynique profiteur de la Sécurité sociale.

Le parcours du patient Ogien

Ruwen Ogien effectue donc une démystification des discours culturels et une critique d’un modèle biomédical étriqué ou falsificateur, dans la mouvance de célèbres prédécesseurs (Foucault, Sontag). Si le propos est parfois un peu décousu ou répétitif, ce que l’on ne saurait reprocher à l’auteur étant donné les conditions qui ont sans doute présidé à la rédaction du livre, il est aussi finement personnel. Faire la critique des récits, du vocabulaire et des idéologies proposés au malade gravement atteint est une chose, réussir la mise en scène de soi-même dans le drame et la comédie de la maladie en est une autre. Susan Sontag dans La maladie comme métaphore avait par exemple choisi de ne pas parler de son cancer et de rester strictement dans le cadre de l’essai impersonnel ; Ogien fait le choix inverse, avec succès.

Il commence par dire, ce qui n’est pas si souvent dit, qu’il est difficile de parler de l’expérience de la maladie : il « la trouve confuse, inconstante, incohérente ». Puis, se conformant à la réalité du parcours médical, lequel dicte généralement le déroulement narratif des « récits de maladie », il en décrit les étapes (annonce du diagnostic, traitements, rapport avec l’univers hospitalier, rapport aux proches et à son corps…), et les effets psychologiques, pratiques, sociaux. Il trouve pour ce récit le juste équilibre entre nécessité documentaire et obligation de pudeur, informations sur le nouvel univers dans lequel le cancer le fait pénétrer et impressions qu’il en retire. On songe parfois en le lisant à un bref livre, très peu connu, que Ruwen Ogien ne mentionne pas dans sa bibliographie, et qui, sur ces mêmes thèmes et avec le même sens du comique et du drame, réussit merveilleusement : AP-HP ou le voyage d’été, de Louis Delusseau (pseudonyme d’un professeur de l’École normale supérieure).

On songe aussi

Mes Mille et Une Nuits permet aussi, par sa retenue et son acuité, de saisir les faiblesses de nombre d’essais ou de « récits de maladie » dans lesquels, outre l’absence de qualité réflexive et littéraire, la bonne distance vis-à-vis du sujet fait défaut. Car les pièges du narcissisme bravache ou pathétique guettent souvent ce type d’écrits. Pas toujours, et l’on songe à d’autres tentatives intéressantes qui, comme les livres de Louis Delusseau et de Ruwen Ogien, évitent ces chausse-trappes dressées par la grave maladie : les Cancer Journals d’Audre Lorde, poétesse américaine ou La reine Alice de Lydia Flem, psychanalyste belge auteur de l’intéressant Comment j’ai vidé la maison de mes parents. Le premier, dont Ruwen Ogien parle d’ailleurs avec intérêt, échappe aux dangers susmentionnés grâce à l’appui qu’il trouve dans la politisation féministe du cancer (avec laquelle on peut ne pas être entièrement d’accord, mais là n’est pas la question). Le second, celui de Lydia Flem, qu’Ogien semble ne pas avoir lu, tente de son côté de les éviter par un renoncement au réalisme et le choix littéraire du merveilleux ; il transforme ainsi l’expérience du cancer en voyage de l’autre côté du miroir, en découverte d’un royaume où s’affairent de curieux personnages, comme par exemple Lady Cobalt ou le Grand Chimiste au sein du Labyrinthe des Agitations Vaines… Si le recours de Lydia Flem au conte n’est pas entièrement convaincant – il est un peu gâché par un brin d’affèterie et par la systématisation qu’exige une conformité au modèle carrollien –, il parvient à dresser une scène nouvelle pour les complexes jeux du malade, de ses soignants et de son entourage.

Pour sa part, Mes Mille et Une Nuits apporte aussi du nouveau à la déroutante, douloureuse et changeante réalité de la maladie. Son mélange de réflexions générales et de notations personnelles lui permet d’envisager avec justesse la singularité de celle-ci, d’approcher non seulement la manière dont elle met en jeu la vie du malade dans sa dimension physique et psychique, mais aussi la façon dont elle l’inscrit dans un rapport particulier aux autres et aux questions socioculturelles de son époque.


  1. L’empereur de toutes les maladies : Une biographie du cancer (2011, pour la traduction française) de Siddhartha Mukherjee est une excellente histoire du cancer et de la recherche en oncologie, comportant au passage quelques exemples intéressants de bidonnages de travaux par des chercheurs plus épris de gloire immédiate que de vérité scientifique.
  2. En 2013, par exemple, Mary K. DeShazer a publié Mammographies: The Cultural Discourses of Breast Cancer Narratives, Ann Arbor, University of Michigan Press. Le terme « mammographies » y est utilisé pour parler à la fois de l’examen médical portant ce nom et des écrits des patientes conduites par des impératifs culturels ou personnels à rédiger des « breast cancer narratives ».

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