Perón pérenne

Longtemps chercheur au CERI (Centre de recherches internationales), diplomate ayant exercé dans divers pays d’Amérique latine, auteur d’essais à succès sur l’Extrême-Occident, Alain Rouquié revient avec ce livre sur ses terres de prédilection, l’Argentine, dominée pendant plus de soixante-dix ans par la personnalité et l’action politique, puis l’ombre et le souvenir mythiques, du général Perón et du système qu’il avait établi. Le sous-titre de l’ouvrage révèle cependant un autre objectif : donner aux réflexions sur le cas argentin une dimension continentale et tenter d’expliquer l’apparition, les défis, les forces et les faiblesses de régimes « hégémoniques » où la démocratie tend à se réduire aux élections au détriment des libertés de l’État de droit.


Alain Rouquié, Le siècle de Perón : Essai sur les démocraties hégémoniques, Seuil, 405 p., 25 €


En ouverture de son « Épilogue », Alain Rouquié conclut que le péronisme « apparaît bien comme un idéal-type, c’est-à-dire, pour suivre la définition wébérienne, comme ‟un individu historique” unique et singulier mais significatif en tant que singularité ». Deux pages plus loin, il rappelle la confidence-choc que lui fit l’écrivain Ernesto Sábato en 1964 : « Dans le cœur de tout Argentin, il y a un petit Perón qui sommeille. » Singularité révélatrice ? Aveu des aspirations d’un inconscient collectif et d’une (longue) époque ?

Le titre du livre l’indique déjà. Perón n’en est le personnage principal que de manière indirecte. L’objectif est une analyse politique d’un pays durant un siècle commencé en 1916 avec l’élection du radical Hipólito Yrigoyen, l’histoire entrelacée d’une nation, complexe comme toutes les nations, d’un homme, de sa doctrine (le justicialisme), de son mythe et des avatars prégnants de ceux-ci jusqu’à une date récente, l’élection de l’actuel président de la République argentine.

Investi des pouvoirs présidentiels en juin 1946, mais issu de la « révolution de 1943 », Perón est parvenu à devenir le chef des forces armées, des syndicats ouvriers, et l’élection populaire lui en a reconnu la légitimité. Il devait rester au pouvoir jusqu’en 1955, après que son régime eut vécu plusieurs phases, sous l’effet conjugué de sa volonté (aidé par l’icône que fut son épouse Eva) d’exalter les descamisados (les sans-chemises), de mettre fin à la lutte des classes et d’éradiquer le communisme. Il y eut aussi l’impact, bien réel, des actions menées par ses adversaires et des variations de la conjoncture internationale auxquelles le pays, surtout agro-exportateur, fut plus que tout autre sensible.

Alain Rouquié, Le siècle de Perón, essai sur les démocraties hégémoniques, Seuil

Revenu au pouvoir en mars 1973, Perón devait mourir en juillet de l’année suivante : une courte présidence qualifiée de « crépusculaire » par Alain Rouquié. Tandis que les libertés sont rétablies, que le président prêche la réconciliation nationale, il conduit au sein même du justicialisme un combat d’une rare violence; dans certaines régions une véritable guerre civile qui entraîne parfois l’apparition de guérillas. Son épouse, déjà vice-présidente, lui succède conformément à la Constitution, mais dans un contexte bientôt hallucinant, sous l’emprise de López Rega, ancien caporal de police devenu super ministre des Affaires sociales, censé servir de médium entre la nouvelle présidente et « l’esprit » de son défunt mari.

Grâce à une connaissance extrêmement précise de l’histoire argentine, des raisons, des ressorts et des buts de la politique, les trois premiers chapitres de l’ouvrage permettent de comprendre pourquoi – mais surtout comment – Perón est arrivé au pouvoir, a imaginé, construit puis développé le justicialisme. La tâche de l’auteur n’était pas facile, le bilan était délicat à faire car contrasté, mais Rouquié, toujours lucide, y parvient en montrant en particulier les partis pris à la source des jugements.

Avec la chute annoncée de la présidente, en mars 1976, un coup d’État militaire ouvrit une des périodes les plus difficiles pour le pays, son économie, sa cohésion sociale, mais surtout une des dictatures les plus sanglantes qu’ait connues le Cône Sud et peut-être même l’Amérique latine. Au bout de l’horreur, elle laissa un pays exsangue, traumatisé et déchiré. Alain Rouquié réussit à montrer les mécanismes, d’une extraordinaire complexité, en jeu au cours de cette époque, et comment le justicialisme réussit à survivre au prix de profonds déchirements.

Après le retour de la démocratie en 1983, malgré une tentative avortée des radicaux alliés à des péronistes dissidents, une constatation s’impose. Seuls les présidents justicialistes ont réussi à terminer leur mandat, et de 1989 à 2015 tous les gouvernements se sont réclamés du justicialisme, moyennant des contorsions parfois spectaculaires sous les présidences de Menem et des Kirchner.

Quelles sont les raisons de cette « étrange pérennité » ? Rouquié s’interroge au début du chapitre sept qui ouvre la troisième partie de l’ouvrage, celle des singularités et des ressources d’un modèle politique. Les chapitres précédents ont déjà donné, en action, plusieurs clés. L’auteur y revient et systématise ses analyses sur le charisme de Péron, le rôle majeur des élections et des machines électorales, la primauté donnée à un mouvement qui représente le chef et n’est ni une idéologie ni un programme, le rejet, du moins au début, du « démo-libéralisme », la capacité de changement, la plasticité, voire « le transformisme », pour répondre à des électorats variés et à des conjonctures différentes.

L’aspect le plus original de ce livre est sans doute que, dans cette dernière partie, l’analyse déborde de la seule Argentine. L’auteur compare le justicialisme à d’autres systèmes politiques, eux aussi hégémoniques, apparus dans d’autres pays du continent américain, avec des pratiques et des discours ressemblants, mais avec des différences évidentes. Le Venezuela de Chávez, l’Équateur de Correa, la Bolivie de Morales, voire le Nicaragua néo-sandiniste, qualifiés parfois de socialismes du XXIe siècle. Dans ces États ni autoritaires ni démocratiques, Rouquié insiste sur le rôle des élections, la volonté de rupture sociale (mais pas économique) et de refondation politique, la création de mouvements plus que de partis, un étatisme grandiloquent mais non collectiviste. En somme, des « révolutions immobiles ». Elles ont un besoin vital de la prospérité née des exportations afin de redistribuer sans spolier les possédants, et surtout d’ennemis, « indispensables » au rassemblement des énergies et des foules.

Reste enfin la question de la durée. Ces formes de démocratie hégémoniques sont peut-être plus sensibles que d’autres à la question du maintien au pouvoir, à laquelle avaient déjà réfléchi Tocqueville et après lui l’anthropologie politique. Sur cette question délicate et essentielle, Rouquié conclut : « Le péronisme et ses semblables avancent toujours sur le fil du rasoir. Tantôt ils bousculent les institutions pour effectuer des réformes devenues indispensables. Tantôt ils s’efforcent par tous les moyens qu’offre le suffrage de conserver le pouvoir […] Ces régimes, qui ne sont ni totalitaires ni autoritaires, configurent donc des semi-démocraties ». Allant même plus loin, l’auteur se pose la question : « Toute démocratie, même la mieux établie, pourrait-elle avoir son ‟moment hégémonique” ? »

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