D’un père à l’autre

L’Épaule du cavalier est dédié à Maurice Nadeau, avec qui l’auteure regrette de n’avoir pu vivre une plus longue aventure littéraire et amicale : « Ce que j’écris est une fois pour toutes hors délai ». Dans ce récit formé de courtes histoires, de scènes brèves, de fragments, l’émotion affleure sans cesse mais s’exprime rarement directement, comme si elle s’accumulait derrière le texte, contenue. Elle surgit soudain de ce qu’une anecdote sous-entend, de ce qui est passé sous silence ou de ce qu’une simple phrase condense. Dans une langue précise et intense, en accord avec la forme, Ling Xi trace un parcours intime, dont les trois parties, encadrées par l’adieu au « cavalier », Maurice Nadeau, constitueraient autant d’étapes. La nouvelle qui fait suite, Je suis un chat, résonne d’échos avec ce premier texte.


Ling Xi, L’Épaule du cavalier, suivi de Je suis un chat. Maurice Nadeau, 136 p., 17 €


La première partie de L’Épaule du cavalier, « Quelque part », raconte des souvenirs de celle qui dit « je » ou des histoires qu’on lui rapportées, toujours en Chine ou presque. Certains de ces épisodes, illustrant l’absurdité du système communiste ou de pauvres tentatives pour survivre, créent un comique burlesque. Les deux voyages à Pékin du père avec son collègue Wang Siming font ainsi penser au Brave Soldat Chvéïk, ou encore à Buster Keaton, lorsqu’ils se retrouvent à devoir transporter à travers toute la ville les monceaux de documents qu’on ne les autorise pas à laisser à la consigne. On devine d’ailleurs souvent un petit sourire, un humour pince-sans-rire, derrière la voix de la narratrice du livre de Ling Xi. Quelquefois aussi, au cœur d’un passage de remémoration plutôt nostalgique ou mélancolique, une formule inattendue claque comme un coup de fouet ; « … des bonzes venus du Nord, sombres et lubriques personnages épuisés par l’abus de ce qu’ils offrent (massage, antidotes, emplâtres antalgiques, potions aphrodisiaques…) »

Au comique se mêle de l’émotion grâce à la figure du père, aimé et vieillissant, qui constitue le cœur de ce « Quelque part », de cette Chine qui forme le territoire mémoriel de la narratrice. Témoin du passage cruel du temps, autrefois ingénieur, il est « maintenant un vieil homme ratatiné », contraint de se teindre les cheveux pour séduire les recruteurs. Le lien entre Maurice Nadeau et cette figure paternelle se fait implicitement, naturellement, par l’intermédiaire du grand-père de quatre-vingt-dix-sept ans que la composition du texte place entre les deux.

Ling Xi, L’épaule du cavalier suivi de Je suis un chat, Maurice Nadeau

Maurice Nadeau © Jean-Luc Bertini

Après « Grand-père » et « Père » et « La promesse de l’aube », le quatrième fragment se nomme « Une vie de lutte », et ce sont bien des existences tourmentées qui surgissent brièvement, que ce soit le Cou-tordu, passionné de danse mais mauvais danseur, ou Gu-le troisième-la terreur, dont le corps est exposé pour la veillée funèbre « sur une placette informe coincée entre une décharge à ciel ouvert et des latrines pas nettoyées depuis des décennies ». La violence rôde, à travers le surnom de Gu et le souvenir qu’il a laissé, mais elle est également associée aux personnages de mères. Une femme dans le métro qui ressemble à la mère de la narratrice déclenche chez elle « une émotion indicible », tandis que le texte suivant est sans ambiguïté : « Toutes les mauvaises mères se ressemblent de par le monde. Il y a dans leurs vociférations, leurs cris hystériques une violence sans retenue, sans scrupule, sans-gêne, écrasante, totalitaire, et qui révèle en creux leur vis-à-vis sans défense. ». Une chatte meurt ensuite, puis deux fragments mettent en scène des enfants subissant des humiliations familiales. Les sentiments les plus durs se disent ainsi, indirectement, par glissements.

La deuxième partie, « Nulle part », rassemble des textes qui, plus énigmatiques, plus poétiques, se déploient selon la logique particulière des rêves. On y retrouve des thèmes de la première partie, comme de mêmes paysages ou des paysages approchants considérés selon un tout autre point de vue. Les récits de l’époque communiste du Professeur Wu font pendant à ceux du père, mais la tonalité en est beaucoup plus sombre : on y relate deux violences extrêmes faites aux enfants. La deuxième histoire est l’occasion de montrer que la brutalité est en réalité celle de l’État totalitaire. Un tremblement de terre était évoqué sur un mode comique dans la première partie ; ici, il se transforme en angoisse, mêlée à l’oppression salariale.

Les sentiments deviennent beaucoup plus explicites. L’angoisse, la culpabilité propres aux rêves dominent ces récits oniriques dont beaucoup concernent la vie de la narratrice en France, comme si « Nulle part » désignait l’exil, un lieu flou, incertain, sans repères. Ou comme si le départ s’accompagnait d’une sensation de faute vis-à-vis du pays natal et de la famille, un abandon.

« D’autre part », la troisième partie, la plus courte, est la seule à mentionner l’écriture, avec ses difficultés, en particulier l’attente de l’inspiration, dont il faut se défier. C’est peut-être dans cet ailleurs de l’écriture que la narratrice arrive à résoudre la contradiction entre l’attachement au pays d’origine, et le rejet de ce pays en raison des souffrances subies par ses habitants. Le texte même qu’on a entre les mains, avec ses tensions, permettrait alors de concilier le départ et le regret. À la toute fin, revient l’enfance, marquée par la pauvreté et la tristesse, mais une tristesse pouvant être repoussée : « Je tâchais d’être heureuse et je le suis devenue ». Le récit se clôt logiquement sur l’« Adieu » à Maurice Nadeau, dont la mémoire demeure dans les « menues joies de l’existence », celles qui ont aidé la petite fille du fragment précédent à triompher du malheur.

Ling Xi, L’épaule du cavalier suivi de Je suis un chat, Maurice Nadeau

Ling Xi

Derrière la disparité apparente de taille, de forme et de sujet des textes, se révèle une cohérence profonde, une histoire qui part de conditions difficiles pour aboutir à un autre pays, dans le déchirement de l’exil mais aussi dans l’évocation de ces vies qu’on charrie toujours avec soi. Entre nostalgie et compassion, célébration et déploration de ces existences trop rudes. Par l’usage de la narration éclatée, du texte court, ramassé, des détails qui finissent par se combiner pour dessiner un ensemble, Ling Xi arrive, sans passer par le dévoilement, à donner à lire une intimité.

Je suis un chat raconte, du point de vue du « personnage » principal les aventures dangereuses mais libres d’un chat sans maître dans une ville de Chine. Il joue des tours aux touristes européennes animalistes, aux vendeurs de nourriture ambulants et à la police, et son mentor, le Vieux Chat, pêche avec sa queue, comme dans le Roman de Renart. Mais l’avenir du héros s’assombrit quand les autorités décident de débarrasser la ville de tous les rats, chats et chiens. Des correspondances évidentes s’établissent avec L’Épaule du cavalier : le jeune chat apparaît comme une illustration de ces existences précaires broyées par le pouvoir, aussi bien que du sentiment de ne pas être à la hauteur, quand il s’essaie en pure perte à marcher sur deux pattes. Et on a déjà mentionné les aspects joyeux de cette vie pourtant si menacée.

Si le « cavalier qui passe » ne s’est pas retourné quand Ling Xi lui a touché l’épaule, elle a emprunté sa trace, ainsi que celle d’un « chat noir au coin d’une rue », pour nous livrer des textes denses, inquiets et doux à la fois.

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