Carambolages (bis)

Avant-propos : les deux livres qui font l’objet de cette chronique n’ont, à proprement parler, rien à voir l’un avec l’autre ; d’où le titre que je lui ai donné. Cependant, une certaine tournure d’esprit – qui revendiquerait comme légitime le plaisir aristocratique de jeter la confusion pour mieux prendre à contre-pied le lecteur – trouve ici à se manifester sans pudeur aucune. Ainsi soit-il…


Lawrence Block, Le voleur qui comptait les cuillères. Trad de l’anglais (États-Unis) par Mona de Pracontal. Gallimard, coll. « Série noire », 345 p., 21 €

Canek Sánchez Guevara, 33 révolutions. Trad. de l’espagnol par René Solis. Métailié, 110 p., 9 €


J’allais allègrement sur mes dix ans lorsque mon ami Jacques, de trois ans mon aîné, me mit entre les mains La môme vert-de-gris, de Peter Cheyney, premier volume édité par la Série noire, nouvellement créée par Marcel Duhamel, et baptisée par Jacques Prévert, deux surréalistes définitifs, quoi qu’ils aient entrepris par ailleurs ! Là encore, question vitale de « tournure d’esprit »… Le pli était pris : les trente volumes qui suivirent, jusqu’à Garces de femmes ! de James Hadley Chase (1949), me tinrent en haleine avec une régularité de métronome ; plus tard, mes lectures se diversifièrent davantage, mais la Série noire continua de m’apporter, de temps à autre, cette approche décalée du monde extérieur qui faisait mes délices, alors même que je découvrais – comme par hasard ! – le surréalisme.

D’ailleurs, d’une certaine manière, une « possibilité » de surréalisme s’était manifestée dès 1948, lorsque ma chère Série noire avait publié Miss Shumway jette un sort, écrit par James Hadley Chase, mais signé Raymond Marshall, peut-être parce que le ton de ce livre, très inhabituel chez cet auteur, risquait de provoquer une certaine incompréhension au sein de son lectorat habituel. Mais quel plaisir de suivre son héroïne dans des aventures absolument  loufoques, hilarantes, voire surnaturelles, puisque, dotée du don d’ubiquité et de pouvoirs magiques, elle se permet, par exemple, de transformer un truand en saucisse ! Les savoureux dialogues, bourrés de sous-entendus, et les multiples gags qui surgissent toujours à propos, font de ce petit bijou un « incontournable » de la Série noire !

Quelques années plus tard, un autre auteur, Charles Williams, au beau milieu d’un univers très noir, aux héros souvent désabusés, en perte de vitesse, s’estimant lésés par la société, instables et fatigués, abusés par des femmes qui les trahissent, et cherchant le « gros coup » qui leur permettra enfin de surmonter la vacherie humaine, fit surgir un livre d’une incroyable drôlerie et d’une malicieuse truculence, Fantasia chez les ploucs. Suivez un enfant de sept ans, le narrateur, recueilli au plus profond de l’Amérique rurale par son oncle Sagamore (ah ! l’oncle Sagamore !), bootlegger impénitent, en perpétuel jeu de cache-cache avec la police, les ligues puritaines, et vivant d’impayables démêlés avec une strip-teaseuse en fuite et, croyez-moi, vous n’avez pas fini de rire ! Ce livre est une légende, une drôle de légende…

Et puis n’oublions pas Donald Westlake qui, à partir de 1970, en créant un voleur sympathique mais « fataliste » – John Dortmunder –, d’abord dans Pierre qui brûle, véritable sommet d’un humour truculent et dévastateur, va développer au fil de nombreux ouvrages  les aventures d’une bande de bras cassés montant les coups les plus délirants, voués à un échec lamentable et systématique, comme, par exemple, dérober en plein jour un joyau au Coliseum de New York, ou attaquer une prison à bord d’une locomotive !

Mais pourquoi évoquer ces grandes heures (il y en a d’autres !) de l’humour dans la Série noire ? En premier lieu pour rappeler que la présence régulière de cet « ingrédient » est probablement constitutive de la Série, et que, d’autre part, un petit dernier de parution récente vient relancer la machine ! Il s’agit du Voleur qui comptait les cuillères, de Lawrence Block, écrivain prolifique qui, peut-être pour s’évader du monde désespérant et rongé par la crise où évoluaient habituellement ses personnages autour de Matt Scudder, un ex-flic devenu privé sans licence, a créé dans les années 1970 un héros récurrent – Bernie Rhodenbarr –, libraire d’occasion et cambrioleur chevronné (il a suivi des cours par correspondance sur la serrurerie !), que le hasard plonge dans des situations impossibles et hilarantes à l’image de celle qui nous occupe ici.

De quoi s’agit-il, en vérité ? Ses talents de crocheteur sont connus dans certains milieux et l’on fait, de temps à autre, appel à lui pour effectuer des « opérations » compliquées, voire impossibles, ce qui ne saurait arrêter Bernie ! Ainsi, un beau jour, un très mystérieux collectionneur se faisant appeler M. Smith, comme tout le monde, lui propose une petite fortune pour une série de vols allant du manuscrit de « L’étrange histoire de Benjamin Button » de Francis Scott Fitzgerald à un lot de petites cuillères en argent d’une valeur inestimable ; c’est du moins ce que nous dit le « pitch » de la quatrième de couverture ! N’en restons pas là…

C’est en parfaite complicité avec son amie lesbienne, Carolyn, qui toilette des chiens à la Poodle Factory, à deux numéros  de sa boutique de livres anciens, que Bernie va mettre les pieds dans une histoire hautement improbable, sachant encore que la mort d’une riche vieille dame va compliquer la situation, les raisons de son décès laissant supposer un meurtre possible, conséquence d’un cambriolage ayant mal tourné ; or, un policier qui connaît et apprécie les qualités d’expertise de Bernie en matière de cambriolage – il n’est pas son meilleur ennemi pour rien – va faire appel à lui pour l’aider dans ses investigations. Et la valse commence !

Lawrence Block, Le voleur qui comptait les cuillères, Gallimard et Canek Sanchez Guevara, 33 révolutions, Métailié

Lawrence Block © Athena Gassoumis

Outre le fait que Lawrence Block aime nommer, çà et là, nombre de ses collègues écrivains de romans policiers – voici, par ordre d’entrée en scène, Michael Connelly, E. W. Hornung (auteur de la série des Raffles), Ed McBain, Rex Stout et son Homme aux orchidées, et même A. E. Van Vogt, j’en oublie, c’est certain –, comme il s’amuse à  citer Bette Davis dans La garce de King Vidor (« Quel taudis ! »), ou, sans la nommer, Mae West (« il était juste content de me voir », les initiés comprendront), il prend aussi le temps de faire vivre de longs dialogues d’une extrême drôlerie, à la limite de l’absurde, bien que sans rapports directs avec son histoire, ou peut être grâce à cela ! Ainsi, après avoir embarqué le lecteur dans une histoire de boutons qui rebondit à grands coups de citations de comiques des années 1960, l’interlocuteur de Bernie, ce fameux M. Smith, répond comme ceci à ses interrogations :

–        Les boutons. Pourquoi les boutons ?

–        Ah, toujours cette merveilleuse question. Mais ce n’est pas celle que vous devriez poser présentement.

–        Et ce serait quoi, alors ?

–        Une question en deux parties. Qu’est-ce que ça peut bien être, des cuillères d’apôtre ? Et que viennent-elles faire dans l’histoire ?

C’est ce que vous saurez en lisant, larmes de rire aux yeux, le livre de Lawrence Block, après avoir également découvert le rôle de la cacahouète fatale !

Ce dont je vais maintenant vous parler n’a strictement rien à voir avec ce que vous venez de lire, comme annoncé dès le titre de cette chronique ; toutefois, l’art du contre-pied pourrait bien être commun aux deux livres en faisant l’objet, à vous de juger.

Le mythe Che Guevara demeure pour moi une source permanente d’irritation. Comment peut-on idéaliser le comportement de ce soi-disant héros révolutionnaire en passant sous silence son rôle de geôlier, voire de bourreau, dès les premiers jours de la prise de pouvoir à Cuba par les castristes, en 1959 ? Nommé commandant de la prison La Cabana, où se dérouleront la plupart des procès expéditifs contre les dirigeants de l’ancien régime, dans un premier temps, puis, très vite, contre tous les anciens compagnons d’insurrection de Fidel devenus obstacles à son pouvoir personnel, enfin, dans un même mouvement, contre tous les opposants au totalitarisme de type stalinien en train de s’installer, trotskystes, anarchistes homosexuels, le « guérillero » argentin aura de plus la responsabilité directe des exécutions qui auront lieu dans les fosses de l’ancienne forteresse de La Havane. À ce propos, on lira avec profit le livre de Jacobo Machover, La face cachée du Che (Buchet-Chastel, 2007)). Aussi est-ce avec un intérêt extrême que j’ai pris connaissance du seul roman écrit par le petit-fils du « héros », comme du long entretien qu’il accorda au journal anarchiste Le Monde libertaire, en 2005, repris en fin du volume titré 33 révolutions et signé Canek Sánchez Guevara.

Fils d’Hildita, la fille du Che, Canek est né à La Havane en 1974. Il a grandi entre La Havane, Mexico et Barcelone. Écrivain, musicien, photographe, graphiste, fan de rock et anarchiste, il a publié les chroniques de ses voyages sur les traces de son grand-père sous le titre Journal sans motocyclette. Il est mort à Mexico en janvier 2015 des suites d’une opération du cœur, nous apprend la notice de présentation de son unique roman, ces 33 révolutions qui font allusion au disque vinyle et à ses 33 tours. D’ailleurs, dès les premières lignes, nous sommes confrontés à une image métaphorique du régime cubain qui reviendra régulièrement tout au long du livre, celle du disque rayé : « Le pays entier est un disque rayé (tout se répète : chaque jour est la répétition du précédent, chaque semaine, chaque mois, chaque année ; et, de répétition en répétition, le son se dégrade jusqu’à n’être plus qu’une vague évocation méconnaissable de l’enregistrement original – la musique disparaît remplacée par un incompréhensible murmure sableux). Un transformateur explose au loin et la ville est plongée dans l’obscurité […] Plus rien ne fonctionne, mais on s’en fiche. On s’en fiche toujours. Comme un disque rayé, qui se répète sans cesse… »

On découvre page 26 que le protagoniste du roman est noir. Comment ? Comme ceci : alors que l’aube menace et qu’il faut rentrer, que petit à petit le Malecon se vide, qu’il n’y a ni taxis ni passants, et qu’il entend derrière lui le grondement du bus, il court  vers l’arrêt ; soudain, la sirène des flics le stoppe net :

–        Carte d’identité !

–        Mais, camarades, je vais rater le bus.

–        On verra ça plus tard. D’abord tes papiers.

     Il leur tend la carte d’identité, ils sourient, font les vérifications, s’excusent :

–        Désolés, camarade. Vous savez ce que c’est : un Noir en train de courir dans l’obscurité est toujours suspect… Ambiance révolutionnaire !

Le roman de Canek est plein d’une profonde mélancolie ; son rythme est d’une lenteur douce, lancinante, désabusée ; une torpeur étouffante emprisonne son personnage sans nom :

« Il scrute à nouveau la mer et boit à la bouteille. Derrière lui, la ville sale et belle et cassée ; devant, l’abîme qui insinue la défaite […] Le mur est la mer, le rideau qui nous protège et nous enferme. Il n’y a pas de frontières ; ces eaux sont le rempart et les barbelés, la tranchée et le fossé, la barricade et le barrage. Nous résistons dans l’isolement. Nous survivons dans la répétition ».

Ingénieur au service d’un vague ministère, ce héros ordinaire passe chaque jour « huit heures consacrées au néant » et, du haut de ses vingt-cinq ans de jeune divorcé, il entretient une relation secrète avec sa voisine russe, un peu mûre, mariée avec un militaire passant plus de temps à la caserne qu’à la maison. Ce qui donne : « Il fume, allongé dans l’obscurité, à côté du dos nu de la femme […] Elle dort et il en profite pour renifler son corps (l’odeur des aisselles velues lui brûle les fosses nasales, et attaque violemment ses neurones). En douceur, il la fait se retourner – les seins pointent vers le plafond –, il enfouit le nez dans son pubis, s’emplit les poumons de l’acidité sans pareille de ce sexe exubérant et blond, plein de réalisme socialiste ». Du temps des Lettres françaises, et de son manifeste pour « un réalisme socialiste », Aragon n’avait pas prévu ça !

Canek Sanchez Guevara, 33 révolutions, Métailié

Canek Sanchez Guevara

Et puis, en 1994, le pays entier commence à craquer, les failles deviennent de plus en plus évidentes et révèlent un individualisme inévitable, un racisme quasi institutionnel, une homophobie permanente ; la « révolution » ne fait plus recette, les illusions ont foutu le camp, ce sera la crise des balseros, où l’on verra ceux qu’un mélange contradictoire de désespoir et d’espérance va lancer vers la rive américaine sur des embarcations improvisées, à base de « bidons d’essence comme flotteurs et un moteur hors-bord récupéré sur une machine à laver russe ». Quand on leur signale qu’un cyclone annoncé va les cueillir en plein détroit, et qu’ils feraient mieux de renoncer, la réponse fuse :

     – Plutôt crever ! On y va !

Trente-trois tours par minute. Trente-trois révolutions…

Au cours de l’entretien accordé par Canek au Monde libertaire, le petit-fils du guérillero commence par mettre le doigt là où ça fait mal en détruisant ce qui est au cœur du mythe Che, la théorie des « foyers révolutionnaires » et celle de « l’homme nouveau » : « Si aujourd’hui quelqu’un vient et me dit ‟Nous allons créer une guérilla et faire la révolution”, je l’envoie balader. Son expérience en Bolivie a malheureusement montré au Che qu’il ne suffisait pas de créer un ‟foyer révolutionnaire” pour que la révolution éclate ». Quand on l’interroge sur l’avenir économique de Cuba, il répond : « La nomenklatura contrôle les entreprises mixtes, mi-capitalistes, mi-‟socialistes”. Le pouvoir n’installe pas aux commandes les personnes les plus compétentes pour diriger ces entreprises, mais les inconditionnels du régime. Par ailleurs, les mafias contrôlent le marché noir depuis des décennies et ceci n’est possible qu’avec la complaisance et la compétence des gens appartenant à l’appareil d’État ». Sur le Cubain de base, l’homme du peuple, Canek analyse : « Le Cubain est très hâbleur, il n’aime pas rester muet […] S’il ne parle pas de politique, c’est parce qu’on ne le lui permet pas. Une de mes grandes inquiétudes est qu’après le processus d’idéologisation forcée se produise un effet inverse à celui qui est souhaité aujourd’hui par le pouvoir […] Les jeunes ne veulent plus rien savoir du communisme, du socialisme, de l’anarchisme, ni d’un quelconque autre ‟isme”. C’est un rejet viscéral des idées ».

En dépit de tout cela, fort de ses convictions, Canek Sánchez Guevara milite au sein du Mouvement Libertaire Cubain ; voici ce qu’il en dit : « C’est un mouvement qui s’inscrit dans une pratique anticonstitutionnelle, qui ne vise pas la conquête du pouvoir politique, mais à avoir de l’influence, avec un certain nombre d’idéaux et de solutions réalisables […] L’objectif est de démythifier le régime cubain et de se positionner face à un public politisé. À Cuba, il n’y a pas seulement une dissidence de droite, comme on veut le faire croire […] Il y a aussi une gauche citoyenne et civile qui n’est rattachée à aucun parti […] Ce sont les citoyens qui résoudront leurs problèmes ». Plus loin, il ajoute : « Si le ‟Vieux” était mort dans les années 60, peut-être que le régime aurait survécu à la mort de son Commandant en chef, mais aujourd’hui non. Le fidélisme va mourir parce que la société ne va plus accepter un modèle unique ».

Fidel Castro a été déclaré mort le 25 novembre 2016, à 22 h 29. Ce « petit » livre est peut-être porteur de plus d’espoirs que de regrets ; mais Canek ne saura jamais s’ils étaient fondés…

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