Avec ce livre, Daniel Fabre, disparu en janvier 2016, lie à l’enfance plusieurs imaginaires jusqu’ici considérés comme distincts, celui de l’art préhistorique et celui des épiphanies chrétiennes. Les découvertes des œuvres pariétales et les manifestations mariales sont au même titre des apparitions bouleversantes pour celles et ceux qui les ont vécues. L’originalité de la démarche de l’anthropologue tient au croisement de ces deux ordres de faits, celui de la découverte éblouissante de l’origine de l’art à Lascaux (« on n’a jamais rien fait de mieux depuis », dira Picasso) et celui de la religion populaire qui s’enracine dans l’extase des apparitions mariales ou autres. D’un côté les grands artistes modernes, de l’autre les prêtres, souvent aussi préhistoriens, vont garantir ou non l’authenticité des visions.
Daniel Fabre, Bataille à Lascaux. Comment l’art préhistorique apparut aux enfants. L’Échoppe, 2014, 142 p., 21 €.
Si, comme le développe Georges Bataille [1], le surgissement des peintures de Lascaux dans le faisceau des lampes à acétylène terrasse en septembre 1940 les enfants tombés par hasard au fond de la grotte, la Vierge se dressant devant Bernadette et lui parlant en langue occitane produit sur la jeune bergère le même effet sidérant. Dans les deux cas, il s’est agi d’enfants ou d’adolescents. Les uns découvrirent la plupart des grottes ornées de Lascaux, Pech Merle, etc.; à d’autres la Vierge se manifesta au XIXe et au XXe siècle près de huit cents fois dans les régions du Sud-Ouest de la France et du nord de l’Espagne et du Portugal.
Daniel Fabre, travaille sur l’homologie des récits des enfants voyant les aurochs, la Sainte Vierge ou d’autres personnages du plérôme chrétien. En phase avec l’une des intuitions centrales de son œuvre d’anthropologue, l’auteur place les enfants en médiateurs entre plusieurs mondes auxquels ils sont initiés et auxquels ils initient en retour les adultes. S’imposent à l’appui de cette construction quantité d’arguments qui dessinent une de ces configurations symboliques dont Daniel Fabre s’était fait le spécialiste. Attentif aux enracinements, aux résurgences, aux nappes superposées, par l’histoire et la tradition, de figures et de symboles en de mêmes espaces régionaux, il a en effet développé une anthropologie symbolique originale qui fait du monde un palimpseste à déchiffrer, à partir de textes très divers. En quête, dans le sillage de Van Gennep, de substrats caractéristiques des cultures rurales européennes, il décèle ici un schème transhistorique mais régional qui engloberait plusieurs formes d’expériences, dont celle finalement celle de Bataille lui-même.
L’écrivain tente en effet, pour sa part, de vivre comme les enfants la découverte des peintures et d’en faire, pour lui aussi, un moment mystique de communication. Georges Bataille voit dans Lascaux à la fois l’origine de l’art « d’un coup pleinement réalisé, à partir duquel commence la succession historique des variations et redécouvertes » (Fabre, p. 91) et le complet avènement de l’humain : « Lascaux, écrit Bataille, demeurera le moment privilégié, celui de l’homme enfin achevé […]. Avec une sorte de bonheur imprévu, ces hommes de Lascaux rendirent sensible le fait qu’étant des hommes, ils nous ressemblaient, mais ils l’ont fait en nous laissant l’image de l’animalité qu’ils quittaient » (Bataille, p. 115). Avec ces œuvres peintes, dessinées ou gravées sur des parois rocheuses souterraines, on passe selon l’écrivain de l’homo faber à l’homo sapiens sapiens, de l’utilitaire à l’exaltation de la vie dans ses manifestations les plus libres, celles du jeu et du règne animal. Là ne sévit pas encore l’interdit mais s’impose la seule jubilation à exister par le mouvement. Et Bataille d’imaginer la joie, le rire et l’exaltation des artistes de Lascaux lorsqu’ils dessinèrent et peignirent ce monde animal avec lequel les humains, en terme de vitalité et d’énergie, ne pouvaient pas rivaliser : « Nous avions d’ailleurs oublié que ces êtres simples riaient, que, sans doute, ils furent les premiers, se trouvant dans la position qui nous effraie, qui surent vraiment rire » (Bataille, p. 23).
L’homme est un animal malade, disait Nietzsche. Pour se guérir, il doit se libérer par l’art de cette douleur qu’est la conscience et retrouver le pur élan vital des bêtes. Mais dans le moment même où il représente le monde animal, derrière lequel il tente de disparaître (peu d’images d’humains dans l’art préhistorique), l’homme de Lascaux s’en arrache définitivement en butant sur les interdits qui font la condition humaine, au premier rang desquels se dresse l’inceste.
En faisant des peintures de Lascaux une sorte d’hymne à la liberté créatrice, Georges Bataille projette sans doute au fond de la grotte les ambitions artistiques révolutionnaires du mouvement surréaliste. Fabre, dans cet essai particulièrement fouillé et inspiré, pose des jalons sur cette piste : « Au sens strict les grottes ne sont pas ‘ornées’, elles sont un foyer latent de visions et seul le premier regard qui les découvre est fidèle à cette virtualité » (Fabre, p. 74). L’artiste est donc moins la référence centrale de Fabre que l’enfant : « Le médiateur véritable, le seul légitime, puisqu’il est toujours prêt à recevoir la révélation, est l’enfant qui l’introduira dans l’inconnu de ce monde » (Fabre, p. 73). Être inachevé, il se tient à la croisée de plusieurs chemins, au seuil de plusieurs univers, sauvage et cultivé, chtonien et céleste, sombre et lumineux et, de cette margelle, peut voir « ce que l’homme a cru voir », disait le jeune Rimbaud, ou faire advenir ce qui n’a encore jamais été vu.
Bataille fait des enfants les découvreurs de l’art en tant que jaillissement de vie, refusant qu’on assimile les œuvres pariétales préhistoriques aux œuvres des sociétés traditionnelles contemporaines : « l’art de Lascaux est très éloigné de ‘l’art sauvage’. Lascaux est plus près d’un art riche de possibilités variées, comme le furent, si l’on veut, l’art chinois ou celui du Moyen Âge. Par-dessus tout, l’homme de Lascaux, si voisin qu’il fût du Polynésien de notre temps, était ce qu’apparemment n’est plus le Polynésien, lourd de l’avenir le plus incertain et le plus complexe » (Bataille, p. 25). Pour Bataille, la place de Lascaux serait à l’évidence plus au Centre Pompidou qu’au Musée du Quai Branly !
Pour notre plus grand bonheur de lecteur ébahi, avec cet ultime livre profond et subtil sur les conditions d’émergence du merveilleux, Daniel Fabre fait autant œuvre d’anthropologue que d’historien du fait littéraire et des sciences préhistoriques.
-
Georges Bataille, La peinture préhistorique : Lascaux ou l’enfance de l’art. Genève, 1980 [1ère édition, 1955]