Saga italienne

Le Nouveau Nom est la suite du roman L’Amie prodigieuse, écrit par la mystérieuse Elena Ferrante. Nous retrouvons les deux jeunes héroïnes du premier volume, désormais jeunes femmes, dans la Naples des années soixante.


Elena Ferrante, Le nouveau nom. Trad. de l’italien par Elsa Damien. Gallimard, Du monde entier. 555 p., 23,50 €


Inutile de chercher une notice biographique sur la quatrième de couverture. La romancière s’adressant à son premier éditeur, par personne interposée et sous le pseudonyme d’Elena Ferrante, l’a informé qu’elle ne lui donnerait pas le moindre renseignement personnel et n’accorderait jamais aucune interview. Que tout ce qui concernait sa vie se trouvait dans ses livres. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, à une époque où plus rien n’est hermétique, l’écrivaine, célèbre depuis, a réussi à conserver l’anonymat depuis vingt-six ans : personne ne sait qui elle est. Ce qui pique la curiosité des lecteurs de toutes les langues dans lesquelles elle est désormais traduite, et donne lieu à bien des suppositions : est-elle tout simplement Elena Ferrante, napolitaine ou, comme on le suggère en Italie, un écrivain, ou un groupe d’écrivains très connus ?

Quoi qu’il en soit, il ne peut s’agir d’un homme, car même le romancier le plus doué ne peut pénétrer la psychologie féminine avec une telle acuité. En effet, la quadrilogie d’Elena Ferrante, dont le deuxième volume vient de paraître chez Gallimard, repose sur la vie de deux femmes : Elena Greco, la fille du portier de mairie et Lila Cerullo, la fille du cordonnier, que nous suivrons, dans ces quatre volumes, des années cinquante jusqu’à nos jours.

L’Amie prodigieuse, premier volume paru chez Gallimard en 2014, décrit le cadre de vie et l’enfance de ces deux petites filles. Nées dans un quartier populaire de Naples, elles sont toutes deux exceptionnellement « douées », donc très vite repérées par leur institutrice. Mais si Lena, avec le consentement de ses parents, poursuit ses études jusqu’au lycée, Lila, devant le refus des siens, n’exerce plus ses talents que dans la cordonnerie paternelle, une modeste boutique qui a de l’avenir, comme on le verra. Pourtant, plus ou moins guidée par son amie Lena, elle continue de « s’instruire » toute seule. Or c’est dans cette enfance de petites filles pauvres que se tissent des liens complexes mais indestructibles.

Dans Le Nouveau Nom, nous retrouvons les deux amies alors âgées de 16 ans, le jour du mariage de Lila. Celle-ci épouse sans enthousiasme Stefano, le fils de l’épicier. Il faut rappeler que dans ce « rione » napolitain, rassemblant ouvriers, petits employés et chômeurs, l’épicier, le pâtissier et le cabaretier sont considérés comme des seigneurs parce qu’ils ont une voiture et la télévision. La Camorra, très présente dans le récit, contribue à les enrichir. Pour une vétille, à nos yeux mais pas aux siens, la bouillante Lila prend en horreur son mari, et explose en plein repas de mariage. Elle revient de son voyage de noces avec un œil au beurre noir et la lèvre fendue. Le conflit durera des années, mais Lila cède au moins sur un point : elle sert, avec application, dans l’épicerie de son mari et découvre sans s’en étonner la richesse dont les deux petites filles rêvaient dans leur enfance. Pendant ce temps, Lena, la narratrice, tenace et « bûcheuse » poursuit brillamment ses études, qui la mèneront à l’École Normale Supérieure de Pise.

Dans l’espoir de fortifier Lila, pour qu’elle donne un enfant à Stefano, les familles envoient les deux amies passer un mois à la mer, sur l’île d’Ischia, et c’est là qu’apparaît le troisième personnage important du livre d’Elena Ferrante : Nino Salvatore, « le fils du poète », brillant sujet désormais à l’Université, et secret objet d’adoration de Lena. Les parties de plage entre ces jeunes gens sont pleines de fraîcheur et de poésie, mais c’est alors que tout se noue, et autrement qu’on aurait pu le prévoir. Suivront, pour Lila, adultère, passion, déceptions, fugues, ruptures, nouveaux départs, retour à la pauvreté originelle… et tout n’est pas dit.

Lena, de son côté, n’est pas une grande amoureuse : à Pise, une belle aventure sans lendemain, puis une liaison avec « un fils de riche » dont on ne sait jusqu’où elle ira. Malgré cette vie bien remplie, elle ne cesse de s’interroger sur son étrange relation avec Lila, qu’elle voit, ne voit plus, revoit, retrouve. Rien de trouble, rien de sexuel dans cette intense amitié, purement affective et mentale. Mais la relation est apparemment inégale, car si Lena admire Lila, la réciproque est moins vraie. Toutes deux sont jolies, mais Léna s’en fiche, et devient vite l’intellectuelle binoclarde, tandis que la petite Lila se transforme en une superbe femme. C’est un personnage inoubliable : dominatrice, capricieuse, rebelle, méchante à l’occasion, une pasionaria, mais qui ne défend que sa propre cause. Qui des deux amies est « la fille prodigieuse » ?

Si le récit remplit de nombreuses pages, c’est aussi parce qu’il suit, dans le détail, l’histoire de tous les habitants du « rione ». L’un des intérêts majeurs du roman, c’est l’étude du milieu populaire napolitain, plus proche, dans l’immédiat après-guerre, du XIXe siècle que du XXIe siècle. Lena et Lila sont les premières, et les seules, à amorcer, chacune à sa manière, l’émancipation de la femme. Leurs mères, aveuglément soumises à leur mari, le considèrerait comme peu viril s’il ne les battait pas. Peu de familles qui ne soient pas nombreuses, on s’entasse dans des appartements délabrés. La complicité existe bel et bien entre les enfants, mais il n’y a pas de réelle solidarité entre les adultes. La violence est partout : règlements de compte professionnels, haines de voisinage, maris jaloux, etc. C’est de ce milieu pesant que Lena et Lila, tentent, par des voies différentes, de se détacher.

Le dernier chapitre ne résout pas l’énigme du véritable nom de l’auteur, mais explique en partie son désir d’anonymat. À 23 ans, Lena publie son premier roman, très remarqué, et doit le présenter dans une grande librairie de Milan. Paralysée par le manque d’aisance, lié à ses origines, elle s’embrouille dans ses phrases, perd le fil, est incapable de répondre aux questions perfides d’un critique connu : bref, elle est « mauvaise » et le sait. Ne serait-ce pas cette expérience humiliante qui aurait généré le refus de contact direct avec le public ? Une preuve de plus que le récit n’est pas une fiction, mais bien une autobiographie.

Quant au style c’est bien celui d’une normalienne : aisé, fluide, travaillé mais sans recherches excessives. Et dans ce domaine, il faut rendre un double hommage à la traductrice, qui non seulement ne laisse rien perdre de la qualité littéraire du récit, mais a si souvent remplacé, dans les séminaires et les interviews, la romancière fantôme, qu’on a fini par attribuer son visage à la romancière.

On pourrait parler pendant des heures de ce gros livre, jamais ennuyeux, plein d’idées, « addictif » a-t-on dit, centré sur deux femmes hors du commun, que le lecteur est impatient de suivre dans les deux derniers volumes de la saga

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