L’histoire en procès : le XIXe siècle devant 1848

L’histoire de la liberté n’est pas une histoire linéaire, c’est entendu, et tout le monde a enterré Hegel. Michèle Riot-Sarcey s’avance encore davantage et propose, dans Le Procès de la liberté, de redécouvrir dans l’histoire du XIXe siècle l’expérience cachée de la liberté. Un singulier parcours dans les anachronismes de l’histoire.


Michèle Riot-Sarcey, Le Procès de la liberté : Une histoire souterraine du XIXe siècle en France. La Découverte, 354 p., 24 €


Par une ironie dont l’histoire a le secret, notre temps qualifie de « progressiste » le parti qui déclare œuvrer, par l’action collective, en faveur de l’égalité sociale. Et pourtant ce n’est pas la philosophie du progrès qui caractérise les débuts du socialisme. La racine émancipatrice de la Révolution française à laquelle se rattache le premier socialisme relève au contraire de l’utopie. C’est cette origine oubliée que Michèle Riot-Sarcey entend réhabiliter, bien au-delà d’une simple défense partisane, au nom d’une conception originale et dissidente de l’histoire.

On pourra encore longtemps se demander qui a réellement compris Rousseau. Les révolutionnaires de 1789, si prompts à le porter au pinacle, ne commettent que le premier de la longue série des contresens qui parsèment la lecture du Contrat social. Le gouvernement représentatif, avait prévenu Jean-Jacques, ne fera jamais des hommes libres : ils ne manifesteront leur souveraineté que pour l’abdiquer aussitôt dans l’urne. Mais les hommes du Jeu de paume, pétris de ferveur citoyenne, décidèrent de se constituer en Assemblée nationale et de représenter ipso facto la souveraineté de la Nation, non sans ériger sur le champ un digne buste à Rousseau.

Mais Rousseau, si retors, si complexe ou si pur qu’on se le peigne, n’est pas homme à se vendre à si peu de frais. Michèle Riot-Sarcey montre en effet que la véritable expérience rousseauiste, celle de la liberté couplée à la fraternité, n’a pas eu lieu en 1789, mais en 1848, dans les associations ouvrières. C’est là, défend-elle, que s’est joué un événement que la mémoire collective n’a pas retenu et que toutes les histoires, qu’elles soient républicaines, conservatrices, libérales ou socialistes, se sont acharnées à oublier.

C’est pourquoi Le Procès de la liberté propose de mettre en évidence les multiples processus qui ont conduit à l’occultation de l’événement 1848 en posant, à la manière d’un juge, une question au XIXe siècle : qui est libre ? Un tribunal de l’histoire d’un nouveau genre, puisque son critère n’est plus, comme chez Hegel, la réalisation immanente de la liberté, mais l’exploration, en différents points de l’histoire, de sa teneur exacte. Toute l’originalité de la démarche réside dans le lien que l’auteur établit entre la liberté et l’histoire, lien dont elle discerne la cristallisation dans l’occurrence 1848. Et, par ce geste, la notion d’événement, si absente de l’historiographie récente, signe ici un retour fracassant. L’histoire-récit, au même titre que les systèmes d’explication structuraux ou globaux, n’est, pour l’auteure, que le moyen de recouvrir et d’occulter le surgissement des événements, en les donnant pour aberrants et erratiques. L’événement, à l’inverse, par sa résistance au récit et à l’explication, est l’éclat riche de possibles auxquels il importe de s’attacher.

Aussi, davantage qu’un récit du XIXe siècle, Michèle Riot-Sarcey instruit-elle une enquête historique qui s’attache à mettre au jour les signes, non d’un processus historique, mais d’un processus d’historicité. Ce n’est pas le mouvement de l’histoire qui importe, car il demeure par définition aveugle, mais le sens qu’on lui donne, qu’on lui a donné, et qu’on lui donnera. L’historienne se fait donc scrutatrice des discours et des positions, inquisitrice, presque, de tous les récits auxquels 1848 a donné lieu, afin de comprendre la nature de l’oubli, et donc, d’un même geste, la teneur des possibles qu’il a occultés. Telle est la base d’une méthodologie historique dissidente qui consiste à réhabiliter l’événement en tant qu’actualisation de possibles utopiques.

L’événement est le refoulé de l’histoire. C’est l’éclat que l’histoire dominante recouvre et condamne à l’oubli. Par conséquent, revenir à l’événement n’est possible qu’à la faveur d’une actualité qui l’appelle. L’événement, figure du passé, est aussi, en creux, organisé par la demande qu’il suscite dans le présent. Aux yeux de l’historienne, dans le recouvrement des événements, c’est finalement le présent qui se condamne à l’occultation de son actualité.

Or, les associations ouvrières de 1848, noyées dans le sang de la terrible répression de juin, dessinent, au cœur du siècle du progrès, la figure par excellence de l’expérience oubliée de la liberté. Celle qui, de la longue histoire française, européenne et mondiale, de l’émancipation populaire, irrigue le plus lumineusement, vers le passé comme vers l’avenir, les aspirations souvent déboutées. Tôt formées, dans les journées de février 1848, elles soutiennent pendant quatre mois l’utopie fragile de la fraternité. Elles réclament une juste répartition du travail et des profits, et la véritable mise en œuvre du projet rousseauiste : la décision collective. Plus que 1789 et 1830, 1848 apparaît, selon Michèle Riot-Sarcey, avec la Commune de Paris et le mouvement des Bourses du travail des années 1890, comme le point culminant de l’idée d’autonomie et de mise en œuvre de la liberté collective.

Pour partiale et partisane que puisse sembler cette vision de l’histoire, il serait fatal de vouloir la juger sur ce plan, qu’on l’approuve ou qu’on la désapprouve. Le lecteur n’y gagnerait rien d’autre que la confirmation facile de ses intuitions personnelles. On peut en effet, à son gré, voir un XIXe siècle libéral-progressiste, conservateur, républicain ou encore berceau du socialisme. Mais que gagne-t-on à prendre l’histoire dans le sens du poil, si doux ou rugueux qu’il soit ? En revanche, accompagner l’auteure dans son enquête ouvre des perspectives inattendues et des collusions étranges qui obligent à reprendre des questionnements que l’on peut trop aisément croire résolus. La pensée historique intuitive opère comme naturellement par pans entiers. Mais le mouvement saint-simonien, par exemple, souvent réduit à une aventure impossible voire « incongrue », s’éclaire d’une lumière nouvelle lorsqu’il est vu sous l’angle de la fidélité à une liberté inaccomplie. Il en va de même pour la magnifique analyse d’Un enterrement à Ornans, magistralement présenté ici comme le tombeau poétique de Juin 1848.

Si le progrès se porte mal, ce n’est pas, nous souffle Michèle Riot-Sarcey, parce qu’il nous a menés à la fin de l’histoire, mais, plus radicalement, parce que l’histoire linéaire est une fiction aveuglante. Et, du même coup, le soupçon de nostalgie révolutionnaire qui plane au-dessus de ces pages passionnées est irrémédiablement emporté par le refus de l’a posteriori et de la reconstruction. La vigueur des descriptions et des portraits ne vise pas à l’établissement d’une nouvelle fresque, mais à l’explosion de tous les contextes, qui explosent au profit d’une seule idée : qui peut se dire libre au XIXe siècle ? Aussi l’historien, délivré de la nostalgie comme de la linéarité, est-il joyeusement rendu à l’ivresse salutaire de l’anachronisme.

Michèle Riot-Sarcey ne milite pas tant pour le « peuple », dont elle montre bien qu’il prend toujours la figure que l’on veut lui donner, que pour « l’éclatement des continuités ». À ses yeux, le processus est toujours suspect, puisqu’il veut nous faire croire à un sens, au mépris de ce qui advient réellement. C’est dans cette brèche entre le verbe et l’événement que doit intervenir l’historien. Et c’est pourquoi l’acte même de l’écriture de l’histoire situe fatalement l’historien entre prophétisme religieux et engagement dans l’actualité. C’est la leçon qu’a donnée Walter Benjamin et que poursuit l’auteure. L’historien est prophète, car il doit « parler pour » l’événement, lui donner la voix que l’histoire lui fait perdre. Mais prophète engagé, car il n’y a pas d’événement qui ne prenne forme sans une actualité qui l’appelle.


Image à la une : Un enterrement à Ornans, de Gustave Courbet (domaine public)

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