1789 qui vient

Enfin ! L’exclamation naît sur les lèvres, avec beaucoup de naturel, à la lecture du dernier roman de Leslie Kaplan, connue pour son engagement. C’est que Mathias et la révolution est une bouffée d’air frais dans un paysage morose. Tout bruisse dans ce récit fébrile d’un 20 mai à venir, jour de début de révolution dans un Paris printanier où les gens se mettraient à parler publiquement des questions qui les agitent. Ce conte gai et furieux rappelle que les possibles politiques peuvent s’ouvrir.


Leslie Kaplan, Mathias et la révolution. P.O.L, 256 p., 16,90 €


Mathias, sans doute, est un jeune homme oisif. En tout cas, bien déprimé par l’ambiance générale. On n’en saura pas plus sur lui. Il est seul et il a une idée en tête : la révolution. On l’accompagne dans sa dérive parisienne qu’il ponctue d’adresses à des passants indifférents : « Le bonheur est une idée neuve en Europe. » Des mots, tout ça. Et prononcés avec d’autant plus d’amertume qu’ils sont exhumés d’un temps où ils avaient un pouvoir. Mathias, lui, ne peut guère que jouer avec le langage : « …je rêve. La Révolution… ». Il vaticine et ressasse, romantique dont tout semble indiquer son inadaptation aux années 2000. À son désarroi répond celui d’un autre garçon, rencontré sur un banc : « On est dans un trou de l’histoire. »

Mais, très vite, l’événement – ou les événements – advient sous la forme à la fois symbolique et triviale d’un accident d’hôpital dans une banlieue mal identifiée. Goutte d’eau de trop autant qu’étincelle : les poudres prennent feu. Une émeute se déclenche. Intra-muros, le peuple parisien s’interroge. Où est-ce que c’est arrivé ? À Livry-Gargan ? On ne sait pas. Pourquoi les médias n’en disent mot ? Ça vient de la périphérie, c’est la seule certitude. La nouvelle se répand, relayée par un bouche-à-oreille universel. Tout Paris se met subitement à parler, dans la rue, dans les cafés, les magasins, les jardins. Partout. Cette formidable décharge langagière est l’objet même du livre. Inconnus les uns aux autres, ces gens de milieux variés, d’âges différents et d’opinions parfois violement antagonistes parlent entre eux de problèmes communs : le fonctionnement de l’hôpital, l’école, le rapport au salariat, le pouvoir, le rôle de l’État, l’immigration, les maisons de retraite, etc.

Toutes les angoisses dont la France est percluse sont mises sur le tapis et discutées. Comme si un nuage lourd de malaises accumulés crevait d’un coup en un orage de conversations simultanées, violentes et passionnées. Saturé de dialogues, Mathias et la révolution est le cahier de doléances de la France de 2016. Au hasard d’un Paris électrisé, les groupes se forment, échangent quelques phrases, se disloquent. Tout cela traité avec un naturalisme presque plat où sont abordées les plus fondamentales des interrogations sur les modes de vie. Des dames débattent des mérites du consumérisme et des Lumières (au rayon luminaire du BHV…). Une taxi woman défend la révolutionnaire Théroigne de Méricourt face à un client misogyne. Dans des bus métamorphosés en agoras mobiles éclatent des discussions sur la qualité de l’école primaire.

Leslie Kaplan brasse large et son ouvrage-filet recueille les babils et clichés idéologiques de notre époque : lamentations élégantes d’un académicien décliniste, prose néolibérale du technocrate discourant compétitivité dans une salle d’urgences bondée, ou encore propos nationalistes et aigris de ce Morel qui, « assis, regardait le monde passer et détestait ». Par le biais de discours contradictoires, des liens, parfois conflictuels, se recréent entre les gens. La parole, même éruptive, plutôt que rien. Et ici, sans doute, il n’est pas inutile de rappeler la dimension psychanalytique de l’œuvre de Leslie Kaplan. Que se passe-t-il ? Au fil des pages, la société se refait sous nos yeux. Parce que ça parle, ça se retisse. Ça se frictionne, ça hurle certes, mais l’anomie s’en trouve abolie.

Traversant ces éclats de voix, la grande Révolution n’en finit pas de surgir accompagnée de son cortège de spectres : Robespierre, Marat, Danton, Condorcet. Leurs mots surtout. L’apologie de 1789 est constante, et il y a là des pages magnifiques sur l’enthousiasme révolutionnaire, la naissance de la nation et le dynamisme de 1792. Entrelacée aux dialogues, l’histoire mythe se superpose à notre actualité. Parce que cette histoire a eu lieu, même lointainement, l’espoir demeure. Livre de combat sans être roman à thèse, Mathias et la révolution se rattache à une tendance plus générale de redécouverte de cet événement lointain mais fondateur qu’est la Révolution. Entre autres choses, le dramaturge Joël Pommerat joue actuellement Ça ira (1) Fin de Louis, tandis que Denis Lachaud vient d’écrire Ah ! Ça ira (décidément) cet automne. Dans le domaine de la recherche, les travaux sur la Révolution française fleurissent depuis que s’est évanoui l’affrontement entre les conceptions marxisante et libérale. Kaplan s’est d’ailleurs beaucoup inspiré du récent ouvrage d’Éric Hazan sur la question. Même des économistes invoquent la Révolution, Thomas Piketty allant jusqu’à réclamer « une nuit du 4 août » à propos des inégalités fiscales… Bref, dans une France apparemment bloquée, on se réfère d’autant plus volontiers à 1789 que les idéologies gisent, soit moribondes soit peu convaincantes. Pour autant, la grande force du récit de Kaplan est de ne pas jouer la Révolution, de ne pas la représenter ou de s’en servir comme de toile de fond mais d’en utiliser la vraie sève, ce mélange de désir, de rage et de jeunesse insolente. Une Carmagnole rock retentit. À part cela, pas question de faire un film en costumes mais plutôt de restituer la dimension discursive et cette invention de langage qui fut la vraie spécificité de la Révolution.

Les langues se délient donc au fur et à mesure, en une fête qui s’accélère : il faut aller aussi vite que Beaumarchais quand on sait que le vieux monde est derrière soi. Les chansons de lycéens se multiplient, « une fille jolie et débraillée » croise un « jongleur qui se démenait » : cette ambiance de carnaval est celle de tout renversement social et de toute subversion des rôles. Au fil de ces micro-assemblées, Leslie Kaplan fait monter sur le devant de la scène ceux qui n’y paraissent jamais : « Est-ce qu’on parle de moi ? (dans le journal). Non. Ni de ma vie, ni de mon travail, ni de mes amours, ni de mes idées. » Dans ce roman (déjà monté par Frédérique Loliée et Yannick Bosc), Scaramouche côtoie Woyzeck et le théâtre joue un rôle crucial. Car il s’agit de donner corps. De fait, le repère narratif initial disparaît graduellement, Mathias laissant place à la révolution, c’est-à-dire à une collectivité.

Le roman se décentre au profit d’un éclatement du récit en des subjectivités de plus en plus nombreuses, non pas isolées les unes des autres mais dialoguant et interconnectées, les personnages ne se quittant que pour mieux se retrouver. Avec cette diffraction (cette multiplication, donc), le roman matérialise le peuple sans tomber dans l’opposition entre un « vrai » peuple et un autre, nécessairement parasite ou « déconnecté du réel ». Au contraire, tout le monde est là, des émigrés turcs aux bourgeois du Quartier latin en passant par les mères de famille de Belleville et les employés des classes moyennes. Tout le monde, mais pas chacun dans sa petite boîte, et c’est là l’autre puissance de ce texte. Car dans Mathias et la révolution, un jeune homme peut aller coucher avec un Kabyle sans que cela tourne au drame sociologique comme chez Édouard Louis. De même qu’un travailleur maghrébin peut tomber amoureux d’une vieille dame qui s’éprend de lui en retour.

Contes que tout cela, dira-t-on. Oui, précisément ! La force et l’importance de ce livre sont dans ce refus de dresser un énième constat misérabiliste de la France. Plutôt qu’un improductif redoublement du réel, ce roman se veut la prophétie (auto-réalisatrice ?) des premières heures d’un processus révolutionnaire, alors même que personne de nos jours n’ose y croire. Et même, d’une révolution totale car personnelle, heureuse, où l’on sait que toute sa vie est à repenser. Au milieu du désordre grandissant, Mathias tombe ainsi violemment amoureux : « Dehors c’est l’émeute. Dedans, c’est l’émeute. » Dire et mettre en scène avec simplicité ce désir que tout change, c’est faire sauter un puissant verrou psychologique. Rien n’est certain ni téléologique dans cette histoire ouverte où l’on rit beaucoup : « crise de civilisation… fin de civilisation… mais après quoi ? Ça ne se fera pas tout seul ».


Crédit pour la photo à la une : © Hélène Bamberger

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