Désirer tout et ne vouloir rien

Les éditions Le temps qu’il fait rééditent les deux romans autobiographiques de Luc Dietrich, écrivain à la vie trop brève, mort en 1944, lors du bombardement de Saint-Lô, à 31 ans. Ces deux livres essentiels retracent l’enfance et la jeunesse heurtées de l’auteur, tout en questionnant une identité qui tour à tour se fait et se défait, en équilibre instable sur les lignes de faille d’une personnalité incandescente et d’une époque de bouleversements. Le bonheur de lecture, dans la lignée de L’Enfant ou du Grand Meaulnes, s’y mêle à la découverte de formes romanesques hybrides.


Luc Dietrich, Le Bonheur des tristes, Le temps qu’il fait, 228 p., 14 €

L’Apprentissage de la ville, Le temps qu’il fait, 384 p., 19 €


Le Bonheur des tristes de Luc Dietrich offre avant tout la simplicité et la souffrance lumineuses de l’enfance, puisque la narration suit l’évolution du protagoniste, d’abord petit garçon innocent jusqu’à la naïveté, ballotté de famille d’accueil en institution, puis de ville en ville, au gré des apparitions et disparitions d’une figure maternelle adorée, mais sous l’emprise du « poison » – la drogue. L’enfant essaie de protéger cette mère fragile des médisances autant que du manque et de la dépendance, en une inversion des rapports : « La nuit, j’épiais sa respiration. Et je faisais la garde, car je pressentais qu’ils allaient me la reprendre. » L’évidence de ce don de soi qui se confond avec la vie du narrateur est exprimée avec une grande délicatesse tout au long du livre. Le troisième chapitre, en particulier, « La guerre des pavots », est superbe par le naturel avec lequel il lie le combat contre l’intoxication, les rivalités préadolescentes, la mélancolie et le goût pour la nature. Le chapitre suivant, « La fiancée de Saint-Georges », voit la découverte du sentiment amoureux s’écrire en une série de figures mi-réalistes mi-oniriques, et le rêve contaminer le récit.

La vie chaotique à laquelle se trouve soumis l’enfant s’incarne dans une narration discontinue ; les ellipses, les changements de ton y sont aussi brutaux que les bouleversements qui s’abattent sur le héros. Toutes les figures féminines dont il tombe amoureux à mesure qu’il grandit s’évanouissent sans explication, sans doute parce que, dans la passion et l’inquiétude constantes qu’il éprouve pour sa mère, il ne saurait y avoir de place pour une relation suivie. Autant qu’elle est lyrique, l’écriture se fait âpre, rude, avec un sens de la formule qui condense l’urgence de vivre en des images souvent proprement stupéfiantes, sur l’arrivée à Paris, par exemple : « ses rues où les foules remontent comme des mauvaises digestions, ses souterrains où elles pendent par grappes, ses ronds-points où elles font exprès d’être nombreuses et de grouiller sur place et de coller ensemble comme les œufs des poissons, ses cafés où les jambes s’entremêlent sous les tables, ses taxis où les bras se croisent sur des dos. L’amour mouillait tout ça, coulait dessus comme une rinçure de vaisselle, y gloussait comme un évier qui se vide ». Deux objets accompagnent du début à la fin l’errance tumultueuse du narrateur : la valise en carton de la mère, valise de pauvre, et un réveil, souvent arrêté, comme « l’horloge vissée » du premier chapitre, et qu’il faut, en le remontant, remettre en marche, avec la vie du personnage.

La disparition de la mère conduit à un dernier chapitre étonnant où le jeune homme s’enterre presque littéralement dans la bouse et le fumier d’un hameau montagnard. Valet de ferme, il se trouve confronté à une humanité fruste, tantôt comique, tantôt horrible. Malgré son inclination pour la nature, ce n’est pas le destin du narrateur que de rester parmi ces êtres qu’il fascine par sa maîtrise des mots, qu’il les garde pour lui ou les répande en des histoires imaginaires. Il lui faudra donc faire « l’apprentissage de la ville ». Le Bonheur des tristes se termine sur ces lignes : « Que deviendrai-je ? – Écrivain, répondait une voix comme par un téléphone mal branché. Et à qui lirai-je ce que j’écrirai ? À eux [les gens de la ville] ? Ils sont trop et chacun est occupé d’autre chose. »

Luc Dietrich

Luc Dietrich © Le temps qu’il fait

Le deuxième roman raconte les années qui suivent, à partir d’une nouvelle image de temps arrêté : le narrateur vit à présent dans une voiture de chemin de fer désaffectée, « dans le wagon fait pour rouler et qui rouille ». Un coup de couteau relance sa vie : une femme riche, au « visage d’une beauté de pierre, sans tristesse ni pitié », le recueille tout sanglant et l’emmène à l’hôpital : « Alors je me sentis redressé par deux mains. Et depuis mon enfance et ma mère, jamais un tel mouvement ne m’avait secouru. » Arlette accomplit pour lui ce qu’il n’a pas réussi à faire pour sa mère : elle le sauve et, initiatrice, se propose de le guider dans le monde. À cette figure de maîtresse femme qui domine toute la première partie du livre, répond une autre, opposée, dans la seconde moitié. Comme Julien Sorel quittait Mme de Rênal pour Mathilde de La Mole, le narrateur délaisse Arlette pour Lucrèce de Champierre, jeune fille pure à peine sortie de l’enfance, amoureuse idéale. La « main de sang » du premier chapitre fait place à « la main du roi », entre ciel et terre, sur les tours de la cathédrale de Chartres : « Elle se tourna vers moi avec cette aisance de vierge qui n’a pas appris les contraintes de celles qui savent, et me dit avec un sourire de confiance : ″Vous avez vu la main du roi, comme elle est belle ?″ »

Tour à tour clochard, gigolo, bibliothécaire, trafiquant, de nouveau clochard, plongeur, héritier, bibliothécaire, coureur de dot et employé de bureau, le héros traverse les milieux sociaux avec une désinvolture presque rêveuse. L’absence de progression, le retour par les mêmes états, prouve bien que la vraie vie est ailleurs. Pas plus que l’ascension sociale la politique n’intéresse le héros, bien que l’action corresponde à la vie de l’auteur entre 1931 et 1935 : elle est expédiée en quelques paragraphes, gauche et droite, qu’on devine extrêmes, renvoyées dos à dos. Mais, en fréquentant l’entourage d’Arlette, le jeune homme a pu voir l’envers du décor et constater à quel point certains hommes politiques avaient partie liée avec le vice et la corruption. En creux, en arrière-plan, une société peu attirante est portraiturée.

Se transformant et surprenant sans cesse, L’Apprentissage de la ville se fait successivement roman de formation, roman picaresque, conte, vaudeville, mélodrame. Ces formes se fondent pour aboutir à un résultat à la fois ancien et moderne : Péguy et Alain-Fournier passent, comme Kafka et Céline. Le livre n’est jamais là où on l’attend. Certains passages sont d’un fantastique comme en dedans, voilé, qui, joint à l’institution des Trois-Bouleaux où le narrateur retrouve Lucrèce et dont il escalade la façade, n’est pas loin de la Sologne d’Yvonne de Galais. Cependant, quand le héros découvre la famille de Champierre, dans un château qui lui semble d’abord extrêmement désirable, c’est pour s’apercevoir, à travers des passages d’une grande drôlerie, qu’il s’agit d’êtres venimeux et tarés, le pendant des paysans du Bonheur des tristes.

Quand le roman est sorti, on lui a reproché son invraisemblance, ses coïncidences et ses embardées, ainsi que le mélange des tons, alors que c’est justement là sa modernité : l’incohérence du parcours du héros correspond à l’éclatement de sa personnalité, pleine d’énergie mais toujours sur le fil du désenchantement. Bien plus qu’à progresser dans la société, il cherche à rassembler les morceaux d’un être qui, privé de la mère autour de qui sa vie s’était construite, se figent comme le réveil arrêté ou s’échappent. Il essaie de ne plus être « le pot de miel : celui qui répand son contenu sur la nappe, sur la robe, sur le tapis, son contenu excellent, parfumé, sucré, qui poisse les mains, coule dans les chaussures, colle dans les cheveux ».

La réédition du Bonheur des tristes et de L’Apprentissage de la ville nous donne la chance de redécouvrir un grand écrivain, insoumis et contradictoire, flamboyant et radical, qui nous offre tourments et fulgurances de l’âme au fil des péripéties d’une vie bouleversée.

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