Les prisons de l’apartheid

« Victime emblématique d’un régime tyrannique », Albie Sachs a passé, en 1963, un peu plus de cinq mois au secret, dans les geôles du régime d’apartheid. Désormais âgé de quatre-vingt-dix ans, il voit paraître la traduction française de son « Journal de prison ».

Albie Sachs | Notre histoire mérite une fin heureuse. Journal de prison. Afrique du Sud, 1963. Trad. de l’anglais (Afrique du Sud) par Cécile Dutheil de la Rochère. Premier Parallèle, 352 p., 22,90 €

Il y a quelques semaines, l’écrivain camerounais Patrice Nganang annonçait sur Facebook le recrutement, dans le département Africana Studies qu’il dirige à l’université de Stony Brook, d’un maître de conférences occupant une chaire d’études carcérales ; or, précisait-il, « n’aurais-je pas été arrêté et incarcéré dans mon pays que je ne l’aurais pas fait » [1]. Les prison studies, qui ne se résument pas d’ailleurs à l’étude des textes écrits en prison par des militant·es dont c’est parfois le seul acte d’écriture, sont une catégorie à part, et, comme le souligne Nganang, il faut peut-être avoir tâté soi-même du cachot pour prendre conscience de leur importance. Nganang remarque finement que le Cameroun et les États-Unis sont respectivement « le pays qui incarcère le plus en Afrique » et « le pays qui incarcère le plus au monde » [2] ; on pourrait ajouter que l’Afrique est, par un paradoxe malheureux, un des continents qui a livré le plus grand nombre de chefs-d’œuvre de la littérature carcérale, avec, en tête et par ordre chronologique, Detained de Ngũgĩ wa Thiong’o (1981), The True Confessions of an Albino Terrorist de Breyten Breytenbach (1983) et The Man Died de Wole Soyinka (1985) [3].

Ces jours-ci, les éditions Premier Parallèle publient la traduction française – sous la plume impeccable de notre collaboratrice Cécile Dutheil de la Rochère – d’un classique, The Jail Diary of Albie Sachs, publié au Royaume-Uni en 1967 et adapté en téléfilm en 1981. Albie Sachs a d’ailleurs écrit pour l’occasion une préface dans laquelle il rappelle que son incarcération pendant cinq mois lui a donné à la fois l’impression de « se déliter » et l’occasion de devenir écrivain. En effet, au moment de son incarcération, en 1963, au titre de la loi discrétionnaire dite « des quatre-vingt-dix jours », Albie Sachs était un avocat sud-africain de vingt-huit ans connu pour avoir défendu diverses victimes des lois d’apartheid. En vertu de cette fameuse loi dont Sachs donne ici un récit analytique d’une grande factualité, un homme pouvait être détenu au secret pendant quatre-vingt-dix jours sans motif explicite.

Le livre se divise en trois parties correspondant aux trois lieux dans lesquels Sachs se trouve mis au secret : Maitland, Wynberg, Caledon Square. Libéré au bout de quatre-vingt-dix jours, Sachs est – au début de la troisième partie – immédiatement arrêté à nouveau en vertu de la même loi, pour refus de témoigner. Au passage, Sachs ne peut que commenter la cruauté et l’arbitraire du régime d’apartheid : « Ils auraient pu me prévenir, ou ne rien me dire du tout. Ils ont préféré me berner. Quand je pense que le type a osé me demander comment je rapporterais mes affaires alors qu’il savait qu’il allait me coffrer. » Libéré au bout de cinq mois, il finit par s’exiler en Angleterre en 1966 ; il travailla pour l’antenne londonienne de l’ANC avant de s’installer au Mozambique en 1977 ; c’est d’ailleurs à Maputo, en 1988, qu’il perdit le bras droit et l’usage d’un œil dans un attentat à la voiture piégée fomenté par les services secrets sud-africains [4].

Pendant son incarcération, Sachs n’avait droit à aucun recours juridique ; soumis à des vagues successives d’interrogatoires au cours desquels il réaffirme sans cesse son refus de répondre aux questions qui lui sont posées ailleurs que devant un tribunal, il raconte comment il a réussi à garder la tête sur les épaules en faisant des exercices de gymnastique, en projetant d’écrire une pièce de théâtre (dans le chapitre 9, habilement intitulé « Divagations ») et en échangeant – surtout par des chansons ou sifflements – avec d’autres détenus. On le sait, le régime sud-africain a durci ses positions, avec le soutien au moins indirect des États-Unis, au moment où les décolonisations faisaient souffler un vent de liberté qui donnait des sueurs froides aux partisans de la théorie des dominos. Il n’est donc pas étonnant que Sachs ait pu constater le parallèle entre son incarcération et la libération de l’Algérie ou la lutte anticoloniale en Angola, mais aussi qu’il ait pu noter, trente ans avant l’avènement de la nation arc-en-ciel : « Si l’on pouvait persuader les Blancs qu’ils ont plus à gagner à accepter la règle de la majorité multiraciale qu’à s’acharner, cela profiterait à tout le monde. »

Cette remarque vient clore, ou presque, un chapitre dans lequel Sachs s’interroge sur sa légitimité, et sur la façon dont le régime d’apartheid – la minorité afrikaner en particulier – le voit comme un traître par excellence. Or, tout au long de son récit, Sachs fait voler les cloisonnements identitaires : Juif agnostique, il discute de la Bible avec le commandant protestant, qui lui prête « sa fameuse encyclopédie, traduction en afrikaans d’une encyclopédie biblique publiée par deux théologiens hollandais fondamentalistes » et lui fait part de sa justification de l’apartheid en s’appuyant sur les textes sacrés ; une fois autorisé à lire d’autres livres, Sachs fait remarquer au commandant (qui déteste les catholiques « plus encore qu’un Juif communiste et agitateur ») que G. K. Chesterton était catholique, ce qui lui « coupe le sifflet ». Tout comme les séances de chansons, les discussions asymétriques avec le commandant sont, on le comprend, une des manières dont Sachs a jeté, pour lui-même, en prison, les grandes lignes de ce qui deviendrait ce livre. Convaincu que « [s]a description sera[it] en deçà de la réalité », Sachs a tout de même persévéré et écrit son Jail Diary, dont le titre français reprend la dernière phrase du chapitre 2.

De façon caractéristique pour un texte appartenant de facto à la « littérature carcérale », le récit oscille entre l’observation narcissique méthodique et la réflexion politique générale, comme lorsqu’il dit s’en vouloir d’avoir réagi de façon égocentrique à l’annonce de la mort de Kennedy, qu’il apprend avec plusieurs jours de retard (« je devais être la seule personne du Cap à ne pas être au courant ») : « C’est ce qui m’affecte le plus quand je pense à ce qu’ils ont fait de moi : j’interprète désormais tout ce qui se passe sur la Terre en fonction des conséquences que ça peut avoir sur moi-même. Ce jour-là, alors que je découvrais que le monde était au bord de la destruction, tout ce que je me disais, c’était : s’il y a la guerre, ça va être atroce pour nous, les détenus. On va nous aligner et nous fusiller. »

Il l’écrivait d’ailleurs dès le chapitre 4 : « La prison […] m’a entièrement avalé. Je n’ai de compagnie que la mienne et me voilà de nouveau face à mon reflet ». Et plus loin : « Les événements n’ont de valeur qu’au regard de mon emprisonnement. » L’écriture est donc ce qui permet à Sachs, comme à Ngũgĩ wa Thiong’o écrivant son premier roman en gĩkũyũ sur du papier toilette, d’échapper à cet enfermement mortifère à l’intérieur de soi-même. Grâce à la pièce de théâtre dans laquelle il envisage de représenter, au moyen de trois cubes non hermétiques, trois discours sur l’expérience contemporaine des Sud-Africains, Sachs invente une esthétique qui se rapproche, dans un tout autre contexte, de la discrépance d’Isidore Isou [5] : « Le cœur de la pièce sera un long dialogue entre la jeune femme et moi. Nos deux cubes seront éclairés. Nous exprimerons chacun nos pensées. Pendant que je parlerai, elle mimera ce qu’elle a l’habitude de faire dans sa cellule. Inversement, pendant qu’elle parlera, je secouerai mes couvertures, je dormirai, je ferai ma gym, je jouerai aux dames, je lirai, je danserai… Nos vies ont beau se ressembler, elles ne correspondent pas exactement. »

Couloir de la prison de Robben island (Afrique du Sud, 2008) © CC-BY-2.0/Christopher Michel/WikiCommons

Il s’essaie aussi à des jeux linguistiques de nature oulipienne (cf. le chapitre 28, « Activités »), rejoignant en cela l’impératif structurel de mémoire qu’ont illustré, pour la langue française, les Trente-trois sonnets composés au secret de Jean Cassou [6]. Voyant l’essai de Milovan Djilas dans le bureau du colonel, Sachs ne peut s’empêcher de se demander « comment l’auteur réagirait s’il savait que le livre qu’il a écrit en prison servait à justifier l’incarcération des Sud-Africains anti-apartheid ». Il évoque ses lectures, remarque avec humour qu’il « considère tout ce qui fait moins de 500 pages comme une nouvelle » et propose un nouveau mode de croisement des œuvres qui n’a pas encore été tenté, sauf erreur, par les spécialistes de littérature comparée : « Il m’arrive d’avoir envie de relier les personnages de différents livres. Je me ferais même un plaisir de plonger dans la boue du Nil plusieurs vieilles dames et vieux messieurs chichiteux de Henry James, avec leurs histoires d’“atmosphères” et de “relations”, ou de les envoyer en mer avec le capitaine Achab. »

En dépit de ces fréquentes salves humoristiques qui ajoutent, à dire vrai, de la profondeur au livre, cette autobiographie ramassée vaut aussi, bien sûr, en tant que document sur le régime d’apartheid, ses exactions et ses aberrations. Sachs y insiste, il se voulait exemplaire, car, « victime emblématique d’un régime tyrannique », « il est important que je tienne, parce que ma situation peut contribuer à définir les lignes de la résistance ». Bien entendu, il est difficile, comme dans toute autobiographie, de savoir ce qui relève de la réécriture, d’autant plus dans le contexte particulièrement brûlant dans lequel ce texte aussi militant qu’intime a été publié. Au sujet de ses confrères, Sachs se demande combien, parmi eux, ont « une vraie vocation pour la justice, sans laquelle le droit n’est qu’un ensemble de règles, un jeu, voire une parodie ». Comme tant d’autres, ce passage, qui décortique sans pédantisme les concepts de loi, de droit et de justice, montre qu’il y avait, dans le contexte actuel, urgence à faire connaître ce livre au lectorat français, et que d’aucuns, haut ou moins haut placés, auraient intérêt à s’en inspirer.


[1] « Ma joie en tant que chef de département », article publié sur la page Facebook de Patrice Nganang, 30 août 2025.

[2] Ces données n’ont pas été vérifiées et n’engagent que leur auteur.

[3] Le livre de Ngũgĩ wa Thiong’o est inédit en français. Les deux autres ont été traduits : Confession véridique d’un terroriste albinos (traduction de Jean Guiloineau, Stock, 1984) et Cet homme est mort (traduction d’Étienne Galle, Belfond, 1986).

[4] Suite à ce nouveau tournant dans sa vie d’avocat et de militant, Sachs écrivit son texte le plus connu, The Soft Vengeance of a Freedom Fighter (1990), dont je découvre qu’il n’a pas été traduit en français.

[5] Isou l’a notamment mise en pratique dans sa pièce Apologie d’un personnage unique (1954), reprise dans les Œuvres de spectacle (Gallimard, 1964).

[6] Arrêté par la police militaire de Vichy en 1943 et privé de support d’écriture, Jean Cassou composa dans sa tête, grâce à la structure contrainte du sonnet, ces 33 poèmes qui furent ensuite publiés en 1944, puis repris en NRF-Poésie en 1995. Une édition particulièrement intéressante de ce livre, 33 Sonnets of the Resistance, donne à lire le texte français des sonnets et, en regard, la traduction anglaise, admirable, de Timothy Adès (ARC, « Visible Poets », n° 7, 2004).


Une rencontre est prévue avec Albie Sachs le 8 octobre au théâtre de la Concorde.