Dans un récit aux tonalités magnifiques, Marie NDiaye réécrit avec une grande élégance l’histoire d’un père qu’elle n’a pas connu. Un portrait entre justesse et justice.
Le bon Denis. Cela pourrait être le titre d’un conte. Le bon Denis, le bon génie. Ou pas. Le bon : le beau, l’aimable, l’affable Denis. Mais aussi bien : le seul, le vrai, l’exact Denis. Le père ou la figure d’un autre père ? Ou les deux. Comme toujours avec Marie NDiaye, l’hésitation est permise, voire nécessaire. Il n’y a pas de vérité qui ne soit à la fois empreinte et impression, mémoire et imagination, songe et mensonge. Et Le bon Denis ne déroge pas à la règle, voire : il l’amplifie, l’exemplifie, et ce de la plus éloquente des manières : « Lorsque, après avoir longuement hésité, pris peur, renoncé, enfin je rassemblai mes forces pour demander à ma mère, dont la lucidité peu à peu s’en allait, si elle se rappelait certaine scène encore douloureuse à mon cœur d’adulte, elle me fixa d’un œil éberlué, offensé, empli d’indignation vertueuse puis, se reprenant, me répondit doucement, comme on parle à quelqu’un de très âgé après avoir compris qu’il n’a pas tenu intentionnellement d’aussi absurdes propos, que ce que j’évoquais non seulement ne s’était pas produit, mais ne pouvait en aucun cas s’être produit. »
Mater certissima… Le bon Denis commence par une conversation entre une mère et sa fille, que l’on n’a aucun mal à désigner comme étant la mère de l’écrivaine et l’écrivaine elle-même, conversation au bord de la dispute, et qui révèle une femme à la santé aussi déclinante que son caractère est peu amène, certaine de ses faits et gestes anciens, ayant fait main basse sur le passé familial, menant bien sa barque, à moins qu’il ne s’agisse de mener Marie en bateau : « C’est elle, affirmait ma mère à l’esprit chancelant, qui avait quitté mon père, et non l’inverse. » Et de tricoter une histoire à dormir debout, celle d’un père de substitution, avec lequel elles auraient vécu, elle et sa fille, un homme aimable et aimant : « Denis, par exemple, contrairement à mon père, s’adressait à moi. Oui, disait ma mère, il te parlait les yeux dans les yeux, bien que tu n’eusses qu’un an ou deux et que, à l’époque, peu de pères pratiquassent ainsi. » Et de continuer sur sa lancée : Denis le bon samaritain par-ci, Denis le « fin cuisinier » par-là, Denis le « tuteur affectueux » partout, à un point tel que le récit par trop merveilleux de l’existence de ce Denis finit par ressembler à une tentative de recouvrement, sinon d’effacement, d’un homme par un autre. Denis rimerait-il avec… déni ?

Pater semper incertus… Comment raconter celui, le vrai père, que l’on n’a pas connu, à peine vu ? Peut-être, justement, infimement, en racontant ce que l’on n’a pas vu, pas connu. Ce sont alors deux histoires qui alternent en une seule et même phrase, un seul souffle, deux destins en miroir. La mère, qui vit ses primes années dans la paisible France, la Beauce, d’après guerre ; le père, qui naît à Dakar, de l’autre côté de la chance :
« Tandis qu’il n’avait droit, lui, le matin, à nul bol de rien du tout, aucun café au lait
Elle sortait dans le froid de la campagne, différent de celui de la maison
Son petit estomac bien lesté
Tandis que : vide le sien »
Mais aussi en racontant, failliblement, ce que l’on n’a pas voulu voir. Ou ce que l’on n’a pas été en mesure de comprendre, d’entendre. De fait, longtemps la fille a cru que le père avait quitté la France, en 1968, par lâcheté : « Il avait été, ai-je longtemps cru jeune adulte, un étranger à qui la France avait souri et de laquelle, inexplicablement, outrageusement, il s’était esquivé de la plus grossière façon, signant ainsi, à mes yeux, moralement, son propre arrêt de mort. » Mais l’explication est plus triviale, la « morale » plus cruelle aussi, elle est à chercher du côté des beaux-parents, qui n’ont jamais accepté cet homme « aux dons immenses », « eux, combien moins talentueux, ils ne l’avaient pas respecté ! Lèvres grosses, nez camus, sombre peau – ils ne l’avaient pas respecté ».
En quelques images pleines de justesse et de justice, l’autrice rétablit une vérité qui est la sienne : à la fois celle du père et celle de l’enfant devenue adulte, n’en déplaise à la mère et à son Denis de substitution : « Je n’ai jamais pensé que mon père avait pu souffrir, lorsqu’il avait dit son prénom, que pépé lui répondît : On t’appellera Denis, c’est plus simple. Puisque Denis est un joli prénom ? »
Comment rencontrer, dès lors, celui qui se dérobe, s’est dérobé tant et tant de fois ? C’est tout l’enjeu de la quatrième et dernière partie du livre de Marie NDiaye, qui prend les allures d’un voyage initiatique, rêvé ou vécu, peu importe. Au plus près du conte ; au plus loin du règlement de comptes. Un récit pour (re)trouver le bon père. Mais celui-ci se dérobe encore et encore, ou plutôt s’enrobe des parures d’un doux jeune homme qui serait peut-être le frère de Marie, si jamais ces deux-là avaient eu le même père… Et comment s’appelle ce jeune homme ? Denis. Décidément, la boucle ne sera jamais bouclée, et c’est peut-être mieux ainsi.
Sans doute le style de Marie NDiaye n’est-il pas étranger à cette impression de déjà-jamais-vu, un phrasé sinueux quoique précis, fragile mais ductile, qui achoppe et enveloppe, les mots au bord du silence, se relevant quand même, repartant, renommant, retrébuchant. Difficile de rendre compte de cette lente errance énonciatrice, où le je finit par absorber, et être absorbé, par les personnes alentour.
Vingt années séparent Le bon Denis d’Autoportrait en vert, premier livre de Marie NDiaye paru dans la belle collection « Traits et portraits » de Colette Fellous. Comme si un autoportrait pouvait en compléter un autre. Le premier, sans doute plus abstrait, plus obscur, plein d’absence retenue (la transparence du verre ?), évoquant, ou plutôt tenant à distance les figures familiales, tandis que le second semble plus mature, plus sensible, plein de présence contenue, comme si l’autrice avait gagné non seulement en clairvoyance mais aussi en assurance (pouvoir enfin parler – répondre – à la mère ?). À cet égard, les photographies en couleur qui parsèment Le bon Denis disent, montrent, tout le contraire de celles, en noir et blanc, qui composaient Autoportrait en vert. La voilà d’ailleurs, la petite Marie, qui apparaît à l’image : juste une image d’elle, qui résonne avec un portrait juste de lui. Pour lui.
Et le bon Denis dans tout ça ? Il n’y en a pas de bon, que des bons, qu’un Denis singulier et pluriel, une fois instituteur, une autre fois frère, un père faux ou un vrai faux père, ou tout cela à la fois. Pater semper incertus…