Tisser l’amour 

Une histoire silencieuse, premier récit d’Alexandra Boilard-Lefebvre, s’ouvre sur une coupure de presse qui annonce la mort et les funérailles de Lefebvre Thérèse, le 29 septembre 1970, à l’âge de vingt-sept ans. L’épigraphe se termine par ces mots de Chantal Akerman : « Et c’est sur ce rien que je travaille. » Ainsi, c’est sous les signes de la disparition prématurée d’une femme, du « rien » et du travail que commence le récit écrit par sa petite-fille, qui va donner à cette histoire les mots pour la faire sortir du silence.

Alexandra Boilard-Lefebvre | Une histoire silencieuse. La Peuplade, 238 p., 20 €

L’histoire qu’entreprend de raconter Alexandra Boilard-Lefebvre est faite de « rien », en effet, et de tout à la fois. C’est peut-être là l’essentiel. Et pour lui donner une forme, un patient travail d’enquête s’avère nécessaire. Au fil de cette enquête, la matière s’accumule et Alexandra Boilard-Lefebrvre explique, en parlant de l’élaboration de son livre, qu’elle a pris conscience de l’urgence de trouver une forme qui, une fois mise en place, allait complètement la libérer.

Cette forme est en effet remarquable. En utilisant la technique du montage, Alexandra Boilard-Lefebvre entrelace des extraits d’entretiens menés avec des membres de sa famille et des personnes qui ont côtoyé sa grand-mère, et des descriptions de photographies de la jeune femme, qu’elle prend entièrement en charge, sans reproduire les photographies excepté une, en couverture. Elle choisit de faire entendre chaque voix, en conservant les mots, les rythmes, les hésitations et les silences de toutes celles et tous ceux qu’elle a patiemment écoutés, son père avant tout, le fils de Thérèse qui montre à sa fille une photographie qu’il tire de son portefeuille, une « petite image cartonnée, délicate et précieuse, ceinturée d’une dentelle régulière, du blanc qui tire sur le jaune, du noir presque vert, et de la cicatrice de papier, une boursouflure oblique tordant le carton ». C’est l’objet qui attire d’abord son attention, l’effet que cet objet, comme doué d’une puissance magique, produit sur son père, mais aussi sur elle puisqu’elle précise : « C’est peut-être le choc de la première fois, l’état d’exaltation dans lequel me précipite ce surgissement qui explique ce blanc dans ma mémoire. » 

"Une histoire silencieuse", de Alexandra Boilard-Lefebvre © La Peuplade
Thérèse Lefebvre (couverture de « Une histoire silencieuse ») © La Peuplade

Un blanc qui s’ajoute à tous les autres blancs de l’histoire d’une jeune femme âgée d’un peu moins de trente ans, mère de trois jeunes enfants, qui ne parvient pas à vivre comme elle l’entend, à qui on refuse la possibilité de divorcer, notamment en exerçant sur elle un chantage cruel, et qui finit par mourir, en silence et presque en secret, dans sa chambre, étouffée dans ses vomissements. C’est cette mort que l’autrice entreprend de conjurer, refusant le silence qui entoure l’existence de cette femme qu’elle n’a pas connue mais qui la hante. Alors qu’elle a pendant des années entendu la même histoire, qui était en réalité une non-histoire, personne ne parlant jamais d’elle mais seulement de ce qui « l’a tuée », cette histoire « brutale, décharnée de toute vie », elle est saisie par son « étrangeté » : « Comme si dans sa mort se trouvait tout ce qu’il y a à savoir, à comprendre de Thérèse. Avec le temps, les mots choisis pour la raconter s’étaient consolidés en une formule puissante, condamnant Thérèse à mourir éternellement. » Et les entretiens successifs, qui apparaissent dans leur disposition typographique tout comme dans leur oralité rugueuse comme des poèmes, témoignent de la puissance de ce qui s’est figé autour de cette mort silencieuse « – j’ai pas de souvenirs / j’ai aucune idée », ou encore « – Je te conte mes aventures / mais c’est la seule fois / on reviendra pas là-dessus la semaine prochaine / on a d’autres choses à se conter / j’étais content que tu m’appelles / mais je voudrais pas qu’on en reparle. »  C’est aussi le « blanc » des archives auquel se confronte Alexandra Boilard-Lefebvre, l’absence du dossier médical de Thérèse, car il a été, d’après les propres mots de l’archiviste, « épuré ». Quant à la copie du rapport de police concernant la mort de la jeune femme, elle est tout simplement « inexistante ».

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Mais il y a ces mots, qui surgissent, brutalement parfois, ces lambeaux d’informations qui sont certes presque insaisissables, mais qui prennent toute leur force dans la structure du livre, grâce à la précision de la restitution, aussi sincère qu’émouvante. On découvre, par bribes, des éléments du caractère de Thérèse, sa vitalité alors qu’elle est encore élève de l’école Sœur-Sainte-Anne-Marie, « dissipée mais joyeuse », et son ancienne camarade de classe d’ajouter : « elle se laissait pas intimider / pis était joyeuse pis elle aimait la vie / pis c’tait l’fun / on s’amusait avec elle / on s’amusait / était / c’était simple avec elle / c’pour ça que moi / j’ai jamais cru / qu’elle s’était suicidée / volontairement / t’sais ». C’est compter sans la condition réservée aux femmes de cette époque, notamment en Amérique du Nord, largement documentée par l’essai de Betty Friedan qu’Alexandra Boilard-Lefebvre cite d’ailleurs plusieurs fois, La femme mystifiée, publié en 1963 aux États-Unis.

Ces femmes prises au piège d’une vie dont on leur a fait croire qu’elle était leur seul objectif digne de ce nom sont sous surveillance, surveillance patriarcale doublée d’une surveillance institutionnelle exercée par le corps médical puisqu’elles sont médicamentées à outrance : « Beaucoup de femmes se mirent à prendre des tranquillisants comme des pastilles contre la toux. » Les sédatifs prescrits sans aucune précaution, destinés à ramener les femmes au cadre auquel elles sont assignées, tout simplement parce que ce sont des femmes, ont des conséquences désastreuses. Extrêmement bien tolérés, la dose nécessaire pour obtenir les effets recherchés doit sans cesse être augmentée et finit par dépasser la dose létale. La vitalité de Thérèse se dissipe au fil de la vie conjugale et de la maternité : épouse et mère, elle s’étiole et finit par en mourir.

Et c’est cet étiolement à venir que l’autrice observe dans les photographies qu’elle décrit et qu’elle commente. Alors que les femmes sont toujours susceptibles de disparaître, y compris sur les photographies, et la technique des hidden mothers datant de l’époque victorienne est d’ailleurs rappelée par l’autrice, Thérèse apparaît enfin au fil des pages. Mais elle apparaît toujours dans une disparition à venir, l’autrice ne pouvant se départir de ce qui va survenir, la mort. Et cette mort est là, déjà présente dans la photographie décrite, Thérèse portant en elle son avenir funèbre, parce qu’elle est vue, à ce moment précis, pour la petite-fille à la recherche d’une image disparue. La photographie représente alors ce fantôme, et l’incarnation du fantôme dans le récit matérialise la disparition et le silence bien davantage que Thérèse elle-même, définitivement vouée à ces limbes mystérieux. 

C’est toute la beauté de ce récit dans lequel la fille et petite-fille devient celle qui écoute, écrit, panse les blessures et ravive une image. Alors qu’elle raconte comment, enfant encore, elle se sent transformée en voyant tout à coup surgir devant elle le petit garçon qu’était son père, à l’occasion de la visite de la maison dans laquelle il a grandi, elle fait l’expérience inverse de Roland Barthes qui voit dans la petite fille sa mère : « Cette heure passée dans la maison de son enfance me transforme. C’est peut-être là, dans la maison qu’a connue mon père, dans cette maison qui renferme une histoire désormais silencieuse, que je commence à écrire. » C’est de ce formidable pouvoir de l’écriture que témoigne Une histoire silencieuse, celui de renverser le temps, l’ordre des générations, de restituer ce qui ne peut l’être, et pour finir de tisser de nouveau l’amour entre les êtres disparus et ceux qui sont encore là pour parler d’eux.