Le philosophe d’origine tchèque Vilém Flusser (1920-1991), installé au Brésil puis en France après avoir fui le nazisme, nous invite dans la profondeur des mers pour apprendre à voir le monde depuis le point de vue d’une pieuvre géante. Une fable scientifique originale mais un peu tirée par les tentacules.
Comment penser autrement la condition humaine ? Pourquoi pas en entrant dans la peau d’un animal situé aux antipodes de ce que nous sommes : le Vampyroteuthis infernalis, une pieuvre géante imaginaire vivant dans l’obscurité des abysses ? Écrite il y a bientôt quarante ans, cette fable originale est plus divertissante qu’instructive.
Les pieuvres et les calmars ont longtemps fasciné les écrivains, les voyageurs et les naturalistes. Par leur taille parfois gigantesque, leur bec, leur souplesse reptilienne, leurs nombreux bras garnis de ventouses, ces animaux ont tout pour nourrir peurs et fantasmes. Et pourtant, comme le raconte Roger Caillois dans La pieuvre. Essai sur la logique de l’imaginaire, recension passionnante des apparitions artistiques et scientifiques de ces animaux marins, ils ont été représentés depuis la plus haute antiquité sans provoquer répulsion ou frayeur. C’est seulement au début du XIXe siècle qu’il est devenu courant de voir en eux des monstres, après qu’un naturaliste français eut repris sans précaution des récits de poulpes titanesques engloutissant des navires entiers.
Jouant de ce double héritage fantasmatique et scientifique, Vilém Flusser publie en 1987 un court texte où l’animal de la fable est aussi celui de la zoologie. Le Vampyroteuthis infernalis existe en effet bel et bien : c’est un céphalopode mesurant tout au plus 30 cm et vivant entre 600 et 900 m de profondeur. Mais, pour les besoins de l’exercice, Flusser le transforme en une chimère de 20 m d’envergure, vivant 5 000 m sous les mers et dotée de trois pénis. Malgré son ton professoral, il faut donc se garder de prendre l’auteur trop au sérieux.

Endossant à la fois les habits d’entomologiste, de poète et de philosophe, Flusser fait du Vampyroteuthis un double mystérieux, aux antipodes de l’être humain, tandis que les abysses marins, avec leurs déserts obscurs, leurs champs semés de plancton et leurs forêts peuplées d’espèces innombrables, incarnent les profondeurs de l’âme. Comme le postule Flusser, « nous avons besoin d’un miroir pour constater nos défauts. Et ce miroir est le Vampyroteuthis, regardons-nous dedans ».
Car c’est bien de nous que parle cette fiction philosophique, qui préfigure un genre de livre aujourd’hui en vogue. Elle nous invite à voir le monde dans le miroir inversé d’un animal. À penser comme si nous ne vivions pas sur la terre ferme, comme si nous n’avions pas de squelette, comme si nous n’utilisions pas d’objets, et même « comme si nos doigts qui palpent le monde étaient munis de nez, d’yeux, et de sexe », et donc comme si toucher, apprendre et comprendre étaient des actes sexuels. Notre condition de mammifères nous conditionne, écrit Flusser, et nous ne serons vraiment libres qu’une fois émancipés de ce « conditionnement biologique ». Telle est la morale de la fable.
Le livre est original et d’une lecture plaisante, malgré les répétitions. Les exercices de pensée acrobatiques et les descriptions oniriques s’accompagnent malheureusement d’élucubrations loufoques tombant un peu à plat et d’affirmations péremptoires sur la vie, l’art et l’espèce humaine, dont les aspects parodiques auraient pu être poussés jusqu’au rire. L’analogie inversée a ses attraits, mais aussi ses limites – s’il nous invite à sortir de notre anthropocentrisme, Flusser reste par exemple très androcentré. L’ouvrage, auparavant publié en traduction par les regrettées éditions Zones sensibles, se termine par quinze planches dessinées à l’encre par Louis Bec, et publiées facétieusement comme s’il s’agissait d’un rapport scientifique émis par l’improbable Institut scientifique de recherche paranaturaliste.