Un père peut en cacher un autre

Le sixième roman de Max Lobe imprime un « funky-makossa » salvateur aux souvenirs de Benjamin, danseur classique trentenaire exilé à Genève depuis Douala. Orchestrant la chorégraphie de voix familiales désaccordées, le jeune homme va s’affranchir de la glu des insultes homophobes, réaliser combien il a été aimé. À ces enjeux intimes, ce récit de filiation à la prose endiablée entretisse une dimension politique, poursuivant (après notamment Confidences en 2016) la mise au jour des atrocités d’une guerre coloniale longtemps passée sous silence et de l’histoire néocoloniale du Cameroun.

Max Lobe | La danse des pères. Zoé, 170 p., 17 €

Dans ce roman travaillant à dénouer les aliénations par le jeu du langage, un père peut en cacher un autre. Usant du rebord de sa fenêtre comme d’une barre où s’exercer aux talons-pointes, ronds de jambe et grands battements, volontairement reclus « pour revivre la relation avec les pères qui [l]’ont fabriqué », Benjamin « se connecte au wifi de [s]a mémoire » pour évoquer son père, Kundè Di Gwet Njé, « parti » en 2010, mais aussi, à travers les « contes » de ce dernier, l’arrière-grand-père Wolfgang, initiateur aux secrets de la forêt, héros villageois de la lutte pour l’indépendance. Plus tard, à Genève, le jeune homme prêtera l’oreille aux palabres d’un oncle, faux Peul nordiste au double nom, affidé du premier président placé « au Camaloun » par les Français, Amadou Ahidjo. Et puis il y a l’inamovible « père de la nation », le « Pôoopo » Paul Biya, quatre-vingt-douze ans, président depuis 1982, dont on se demande – l’ultime chapitre du roman, prospectif, déroule l’année 2025 jusqu’à l’automne – s’il « s’accrochera encore à son trône pour un énième septennat ». À une autre échelle de cette ribambelle paternelle figure « notre père des pères, Um Nyobè », le leader « grand-frère même du charisme » du combat indépendantiste, mort en 1958 dans le maquis, abattu d’une balle dans le dos par l’armée française.

Benjamin, qui se nomme désormais Müller – après tout, ses arrière-grands-parents, contemporains du protectorat allemand sur le Cameroun, se prénommaient bien Wolfgang et Frida –, est le troisième d’une fratrie comptant un frère aîné, Kiyo, et une sœur, Dorcas. Autrefois, celle-ci enrôlait le plus jeune des « trois têtes de coco » dans des concours imaginaires de Miss avec démonstration de catwalk. À l’instar du père défunt dans un précédent roman de Max Lobe (Loin de Douala, 2018), le père du narrateur est cadre dans une brasserie, la SobriCam, « Société nationale de sobriété du Cameroun ». À grandes lampées de Castel Beer, il relate ses aventures de « petit guetteur de l’indépendance » à Longassè, son village d’origine en pays bassa, quand « la chose blanche » semait l’effroi, remontant jusqu’« en 1900-avant-hier » lorsque « Wolfgang et Frida ont connu la tête qu’on attache à une branche d’arbre ». La remémoration fantasque du père permet au romancier de rappeler sans pathos « tout ce sang qui dessine les contours de notre histoire, le malheur qui nous a rendus bâtards ».

L’amertume des tirades paternelles scande l’éducation politique du jeune garçon : « Aaah les enfants !, mon père vient de se libérer du goulot d’une Castel Beer ; que Kiyo lui en serve une autre. C’estàdire que parfois, lorsque je regarde la photo de Pôoopo Biya que votre mère a fait accrocher ici au-dessus de cette télévision, je me dis : Vreuuument, si seûment notre petit père de la nation-ci avait eu affaire à nos frères nkassa d’Algérie, il y a longtemps qu’il aurait quitté son petit trône de palais à Étoudi, là-bas à Yaoundé. Est-ce que les nkassa blaguent ? ils allaient lui dire, Ma’as-salama, au revoir monsieur le président ! »

Max Lobe, La danse des pères
(Douala, Cameroun) © CC-BY-4.0/Christine Vaufrey/Flickr

Le livre « adougou-bien-bien »-fétiche du père, c’est Main basse sur le Cameroun (paru en 1972 aux éditions François Maspero) de l’essayiste et romancier Mongo Beti (1932-2001), un livre qui, comme le rappelle la présentation de l’éditeur actuel, « fut interdit, saisi » en France par les autorités, tandis que « l’éditeur [était] poursuivi, et [que] l’auteur [faisait] l’objet de multiples pressions et menaces » car, sous-titré Autopsie d’une décolonisation, il constituait un réquisitoire en règle contre l’emprise néocoloniale de la France sur le Cameroun d’Ahidjo. Quant au « funky-makossa » au son duquel «  » ondule de son grand corps replet, c’est, au-delà de la danse, l’incarnation d’une libération collective à l’échelle mondiale : « le funky-kossa-kossa, c’était toute une attitude, tout un état d’esprit, I feel Good de James Brown, Manu Dibango, Miriam Makeba, la musique comme une communauté de destin pour tous les Noirs, de Salvador à Accra, de Brazza à Paris ou de Kinshasa à New York. Eh oui, fallait nous voir funky-kossa, nous dansions pour faire face à la terreur de la chose blanche ».

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Tandis que la voix du père, « ses éclats de rire gras, sa gouaille de conteur, son timbre grinçant et cette nostalgie mûre qui pendouille à ses cils lorsqu’il évoque l’histoire du pays » assurent un « labeur de transmission », l’enfance et l’adolescence du narrateur se déroulent aussi à l’ombre de figures féminines disputant à leur manière l’autorité au père : la mère, « Estha Minlah », et sa douzaine de camarades de tontine (une association féminine informelle d’épargne et de crédit), « les Valeureuses », « Auntie Bwamè » qui fera commerce avec la Chine puis s’installera en Suisse en virant au sectarisme dévot, transmettant tout de même le nom de son conjoint au jeune Benjamin. Quand Kundè Di Gwet Njé vitupère le déhanché du plus jeune de ses fils, quand des mégères s’esclaffent : « Un neuf-mois-pour-rien !, un si-la-mère-l’avait-su ! » à propos de l’enfant « bizarre », sa mère ne le juge jamais et continue de le protéger.

« Est-ce qu’on fait ami-ami avec quelqu’un qui dénie l’humanité en nous ? » Remémoration d’une double humiliation et d’une double aliénation, celle d’un pays martyrisé spolié de sa mémoire, celle d’un jeune garçon essuyant l’opprobre homophobe, le récit, tout comme la danse sur les pointes et à l’image d’Arthur Mitchell, premier danseur-étoile africain-américain recruté (en 1955) dans une grande compagnie de ballet dont Benjamin a accroché l’effigie dans son appartement, offre la possibilité de « s’élever au-dessus de l’insulte ». À l’heure, au demeurant bien tardive, où une « commission mixte franco-camerounaise pluridisciplinaire sur le rôle et l’engagement de la France au Cameroun dans la lutte contre les mouvements indépendantistes et d’opposition entre 1945 et 1971 » vient de rendre ses travaux (sans préjuger de ces derniers), et alors que l’administration Trump entend proscrire – et proscrit – des termes tels que « discours haineux », « LGBT », « non binaire » ou « identité de genre » parmi bien d’autres, c’est précieux.

La tendresse mise à décrire le pas chaloupé du colosse paternel rondouillard, à restituer la gouaille de ses envolées historiques désabusées, l’emporte sur les mauvais souvenirs. Comme de grands jazzmen, et aujourd’hui certains rappeurs, reprenant un morceau classique pour le déconstruire et le transcender à travers leur interprétation, Benjamin Müller sample la parole paternelle et la diffracte pour réinventer à sa mesure un monde où il peut désormais aller tranquillement, émancipé de sa propre histoire et apaisé : « J’éteins avant de quitter l’appartement. Dehors, le jour se lève, tout nouveau sur mon visage. »