La question des relations avec les Amérindiens se pose depuis les premières expéditions européennes vers ce qui était alors le « Nouveau Monde ». Klaus Theweleit livre une histoire des représentations de l’Amérique du Nord et de ses habitants, autour de la figure de Pocahontas. Kent Nerburn reprend pour sa part la route et la plume pour aider Dan, l’homme inoubliable que le lecteur aura pu découvrir dans Entre chien et loup. Si Theweleit suit la trace de Pocahontas dans les récits des voyageurs anglais et jusque dans les chansons américaines de la seconde moitié du vingtième siècle, Nerburn part en quête de la sœur de Dan, emmenée dans un de ces abominables pensionnats pour l’existence desquels le président Biden a récemment présenté des excuses au nom des États-Unis, une première.
Kent Nerburn reçoit un message au sujet de Fatback, la chienne de Dan, et sait dès lors qu’il doit retourner auprès de l’homme avec lequel il a tissé une relation aussi forte que complexe. Une fois de plus, il ne s’agit pas d’une petite visite de courtoisie. Après avoir aidé Dan à enterrer l’animal, il comprend qu’il doit aider le vieil homme à retrouver la trace de sa petite sœur, Yellow Bird. Dan, qui est allé en pensionnat pour tenter de se rapprocher d’elle, s’en est toujours voulu de ne pas avoir su ce qu’elle était devenue. Avant de partir, Nerburn partage des repas avec la famille et les amis de Dan, est invité dans une hutte de sudation (pendant la Seconde Guerre mondiale, les « code talkers » navajos engagés comme Marines, tels que John Kinsel, regrettaient de ne pas avoir de tels lieux à leur disposition) pour se purifier. Il rencontre un homme qui est allé en prison à la place de son fils, ainsi qu’un jeune sculpteur avec qui il prend plaisir à parler des différentes essences de bois et de cet art qu’il pratique lui aussi. Dan, pour sa part, trouve un nouveau chien pour lui tenir compagnie.
La piste de Yellow Bird est très mince, mais Nerburn se démène pour tenter de trouver quelqu’un qui aurait pu croiser son chemin, puis pour se rendre là où elle a pu être emmenée. C’est le nord-ouest américain, avec ses distances interminables et ses tempêtes de neige. Il a des moments de doute, d’espoir, le lecteur tâtonne en le suivant dans des lieux improbables. Quand il pense tenir quelque chose de solide, il avertit la famille de Dan et apprend que celui-ci est malade et très affaibli. Une fois l’hiver passé, l’octogénaire est convoyé par ses proches jusqu’au lieu indiqué par Nerburn, qui doute jusqu’au bout ; mais en fin de compte, sans tout révéler, on peut dire que Dan trouve une forme de paix, tout autant grâce à ses amis et parents que grâce à Nerburn. Un témoignage bouleversant sur les vies broyées par les pensionnats, mais aussi des considérations sur les mascottes qui continuent de dégrader l’image des Premières Nations, et des passages pleins d’humour.

Avec Klaus Theweleit, il faut encore plus accrocher sa ceinture : il s’agit de parcourir cinq siècles de relations entre Blancs et « Rouges », des récits de John Smith à la chanson Fever interprétée par Peggy Lee (qui a ajouté un couplet sur « Captain Smith » et Pocahontas à la chanson d’origine) en passant par La Tempête de Shakespeare, sans oublier de nombreuses illustrations généralement piochées dans la bande dessinée, les livres pour enfants ou la publicité. Il était une fois une très jeune fille qui sauva la vie à un Anglais que son père voulait mettre à mort : telle est la légende de Pocahontas, ainsi qu’elle a été transmise de génération en génération aux États-Unis. Si d’aucuns, dans la Virginie actuelle, se targuent d’être des descendants de la fille de Powhatan, il semble que la fiction (y compris dans une version Disney) l’ait largement emporté sur la réalité : qui sait que Pocahontas a d’abord été enlevée par les Anglais ? Qu’elle a épousé John Rolfe et non John Smith, qu’elle est allée en Angleterre et n’en est jamais revenue ? Elle est devenue une figure de sauveuse, le pendant noble de cette « traîtresse » de Malinche, mais aussi (certaines lignes de Theweleit et certaines illustrations sont très explicites) un réservoir de fantasmes sexuels.
Cependant, autour de la figure de Pocahontas se jouent bien d’autres choses : l’appropriation de terres en Virginie (ainsi nommée, rappelons-le, en hommage à la « reine vierge » anglaise Elizabeth I) et le commerce du tabac. Theweleit indique, documents historiques à l’appui, que les enjeux financiers et religieux étaient non négligeables. Francis Bacon donnait une caution philosophique à l’entreprise colonisatrice. Shakespeare ne pouvait pas ne pas avoir eu vent de tout cela dans la Londres du début du XVIIe siècle, et La Tempête est une façon (certes très indirecte) de donner sa vision des choses. L’évocation de cette pièce et du personnage de Caliban est l’occasion pour l’auteur de montrer que, si les relations charnelles entre homme blanc et femme rouge ne sont pas toujours bien vues, celles entre homme rouge et femme blanche le sont encore moins, comme on le constate encore au XXe siècle, dans World’s End the T. C. Boyle par exemple.
Theweleit souligne également que l’épisode virginien de Jamestown, dans la mémoire états-unienne, est presque totalement éclipsé par l’arrivée des Puritains à Plymouth dans le Massachusetts, commémorée chaque année à l’occasion de Thanksgiving, particulièrement depuis la présidence de Lincoln, comme pour laisser dans l’ombre tout ce dont le Sud (car la Virginie, c’est le Sud) pourrait tirer une quelconque préséance. Pocahontas devient une figure de légende et demeure un fantasme, par exemple pour Neil Young, qui « donnerait 1 000 peaux pour passer la nuit avec Pocahontas » dans sa chanson Pocahontas (1979). Si ce volume part de la figure de Pocahontas pour élargir le sujet aux « représentations changeantes de « l’Indien d’Amérique » », les considérations sur la période la plus récente sont beaucoup moins fouillées que celles qui concernent la période virginienne. Marlon Brando est ainsi rapidement mentionné parce qu’il figure lui aussi dans la chanson de Neil Young, mais les positions de l’acteur sur les Amérindiens, leur traitement à Hollywood par exemple, ne sont pas détaillées. Toutefois, Theweleit a publié d’autres travaux non encore traduits (il en indique les grandes lignes dans l’avant-propos, ce livre n’étant que le premier de quatre volumes) qui viendront peut-être éclairer davantage ces questions.