La justice des récits

Leslie Marmon Silko est une pionnière, l’une des premières Amérindiennes reconnues pour son œuvre littéraire. Les éditions Albin Michel rééditent son roman le plus connu (le seul traduit en français), Cérémonie. Une œuvre très riche, qui va bien au-delà du traumatisme des soldats de la Seconde Guerre mondiale et interroge le rapport au monde et aux mots.


Leslie Marmon Silko, Cérémonie. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Michel Valmary. Albin Michel, coll. « Terres d’Amérique », 400 p., 22,90 €


L’ajout d’une préface écrite par Silko elle-même (pour la réédition en anglais, trente ans après la publication initiale) éclaire la genèse du roman : dans les années 1970, Leslie Marmon Silko s’installe dans l’Alaska, dans une ville portuaire froide et humide, Ketchikan, dont son mari est originaire, très éloignée, par sa géographie comme par son climat, de l’endroit (le Nouveau-Mexique) où elle a grandi. Le récit de la guérison de Tayo, jeune métis traumatisé par la guerre, lui permet de décrire en détail ces paysages bien-aimés et de raconter à son tour les récits entendus dans son enfance. (Dans le prologue à la réédition de son roman Une maison faite d’aube [1], dont le personnage principal est aussi un survivant de la guerre, N. Scott Momaday raconte une expérience similaire : le roman se déroule au Nouveau-Mexique, terre d’enfance de l’auteur, mais il a été écrit à distance, en partie en Californie et en partie dans le Massachusetts.) À Ketchikan, la présence des cultures amérindiennes, particulièrement la culture tlingit, est notable, mais c’est aussi une ville où l’on trouve des Japonais. Leslie Marmon Silko déjeunait souvent au café de Mme Hirabayashi : « Comme d’autres Nippo-Américains, les Hirabayashi avaient été internés dans des camps pendant la Seconde Guerre mondiale, et le fils de Mme Hirabayashi, Gordon, travaillait sans relâche avec ses pairs afin d’obtenir du Congrès réparation de cette injustice. »

Cérémonie, de Leslie Marmon Silko : la justice des récits

Des détenus japonais (et d’origine japonaise) au camp de Lordsburg, dans le Nouveau-Mexique (entre 1942 et 1943)

Ce qui pourrait passer pour un détail autobiographique mineur n’en est pas un : non seulement cette proximité avec des Japonais évoque l’expérience de Tayo qui croit voir son oncle dans la figure d’un Japonais abattu, mais la question de la justice est au cœur de l’œuvre de Leslie Marmon Silko. Elle a commencé des études de droit avant de se consacrer à la littérature, comme elle le raconte dans l’introduction de son recueil d’essais Yellow Woman and the Beauty of the Spirit (1997) : après trois semestres, l’étude d’une affaire portée devant la Cour suprême qui refuse que ne soit pas exécuté un Noir accusé de meurtre (la victime était blanche) malgré le handicap mental de ce dernier met un terme à ses études : « Cette affaire fut pour moi le point de rupture. Je ne voulais rien avoir à faire avec un système légal aussi barbare. » Considérant qu’elle en savait assez sur le droit américain pour en mesurer l’injustice, elle résolut d’agir autrement : « Il m’apparut que le seul pouvoir qui permettait de chercher la justice était celui des récits. »

Le souhait de Silko d’étudier le droit venait directement de son expérience : les Pueblo de Laguna demandaient réparation pour le vol de leurs terres perpétré par le Nouveau-Mexique, mais les témoins étaient des Amérindiens très âgés dont les seules preuves étaient des récits, souvenirs d’enfance ou récits transmis de génération en génération. Après vingt ans de procédure, ils obtinrent une compensation financière qui couvrait à peine les honoraires des avocats. Cette histoire vraie peut faire penser à l’intrigue de Celui qui veille de Louise Erdrich, où il est également question de territoires volés et de procédures judiciaires. Peut-être que Silko, qui avait critiqué l’un des premiers romans d’Erdrich à sa parution, lui reprochant de ne pas assez mettre en avant les luttes politiques des Amérindiens, serait moins sévère aujourd’hui, d’autant que ce roman est inspiré directement de la famille de Louise Erdrich.

Cérémonie, de Leslie Marmon Silko : la justice des récits

Nouveau-Mexique (2015) © Jean-Luc Bertini

Pour revenir à Cérémonie, c’est l’histoire d’un chemin vers la paix. Tayo a le corps et l’esprit meurtris par l’expérience de la guerre et la perte de son frère. Sa propre identité, fils d’une Amérindienne et d’un Blanc, ne facilite pas les choses : certains membres de sa propre famille, sans le rejeter, lui font sentir depuis tout petit qu’il n’en fait pas vraiment partie. Les autres vétérans ont sombré dans l’alcoolisme, les communautés amérindiennes amoindries vivotent dans la pauvreté. Plus qu’à celui de sa famille ou de ses amis, c’est au contact des anciens, patients même lorsque Tayo est tenté de faire fi de leurs croyances et talismans, de deux femmes mexicaines (elles aussi ayant du sang européen et du sang amérindien mêlés) et de l’environnement obstinément vivace et beau des montagnes désertiques qu’il trouve la force de se relever, de renouer avec le monde des vivants, plantes, animaux et humains.

La terre elle-même l’aide à trouver du sens à tout ce qui arrive : au Nouveau-Mexique, il y a eu des mines d’uranium – pratique qui a aujourd’hui cessé, après des décennies dommageables aux mineurs, souvent des Navajos – et c’est dans cette région, sur le site appelé Trinity, que les États-Unis ont fait leur premier essai de bombe atomique, quelques semaines avant Hiroshima et Nagasaki. « Depuis la jungle de ses rêves, il identifia la raison pour laquelle les voix japonaises s’étaient mêlées aux voix lagunas, aux voix de Josiah et de Rocky : les lignes des cultures et des mondes, tracées en noir mat sur le sable fin et clair, convergeaient au centre de l’ultime peinture de sable de la cérémonie de la sorcellerie. À partir de là, les humains formaient à nouveau un seul clan, unis par le destin que les destructeurs avaient préparé pour eux tous, pour toutes les choses vivantes ; unis par un cercle de mort qui dévorait les gens dans des villes à vingt mille kilomètres de là. » La proximité avec sa contemporaine Linda Hogan, qui a elle-même écrit un roman (bientôt disponible en français) sur les violences nées de la découverte de pétrole sur des terres amérindiennes dans l’Oklahoma, est indéniable : « Le philosophe français Gaston Bachelard a écrit “La mémoire est un champ de ruines psychologiques”. Il se peut que cela soit vrai pour certains, mais la mémoire est aussi un champ de guérison qui a la capacité de faire renaître le monde. Et ce, aussi bien pour l’individu qui se rappelle, que pour les cultures. » (Femme qui veille sur le monde, traduit par Caroline Buire, éditions du Rocher, collection « Nuage rouge », 2005.)

Cérémonie, de Leslie Marmon Silko : la justice des récits

Image réalisée 0.016 secondes après l’explosion de la bombe atomique « Gadget », au cours de l’essai Trinity, le 16 juillet 1945. La partie la plus élevée de la bulle de plasma se situe à près de 200 mètres de hauteur © CC0/Los Alamos National Laboratory

Il faut du temps, bien des tours et détours avant d’en arriver à la guérison. La narration a une continuité mais ne craint pas de s’attarder sur des épisodes de beuverie, des éléments de paysage, des détails liés à la gestion du bétail quand Tayo cherche à concrétiser ce que son oncle Josiah avait imaginé en acclimatant des vaches mexicaines dans la région d’Albuquerque. C’est la mise en application directe d’une conception du langage et du récit énoncée assez tôt dans le roman : « Le mot qu’il choisit pour exprimer “fragile” était gros des complexités d’un processus ininterrompu, et aussi de la force naturelle des toiles d’araignées tissées en travers des chemins sur les collines de sable, où le soleil du matin vient se prendre à chaque filament de toile. Il fallait longtemps pour expliquer la fragilité et la complexité parce qu’aucun mot n’existe tout seul, et la raison du choix de chaque mot devait être expliquée à l’aide d’une histoire montrant pourquoi il fallait le dire de cette manière-là. C’était là la responsabilité que l’on héritait en tant qu’être humain, affirmait le vieux Ku’oosh, l’histoire qui sous-tend chaque mot devait être racontée afin qu’il n’y ait pas d’erreur possible quant à la signification de ce que l’on avait dit ; cela exigeait beaucoup de patience et d’amour. » Conception du langage qu’on retrouve chez d’autres auteurs amérindiens, par exemple dans la poésie de Kimberly Blaeser ; le poème « Se régaler d’histoires » dit que le plus long mot de la langue ojibwé n’est « pas un nom mais un procédé […] ce qui enflamme la plénitude est la mesure et la mémoire de la fabrication lente – pas seulement le goût, mais l’histoire que nous appelons tarte aux myrtilles ».

La toile d’araignée est indissociable de l’écriture de Leslie Marmon Silko, comme elle l’écrit elle-même dans Yellow Woman : « Ce livre d’essais a la structure d’une toile d’araignée. Il commence avec la terre ; pensez à la terre comme au centre de la toile. L’identité humaine, l’imagination et l’art du récit étaient inextricablement liés à la terre, à la Terre Mère, de la même façon que les fils de la toile rayonnent à partir du centre. » Nul doute que la figure de « Ts’its’tsi’nako, Femme-qui-Pense, l’araignée » invoquée au tout début de Cérémonie l’a accompagnée lors de la rédaction de ce récit, dans le « cagibi-bibliothèque » évoqué dans la récente introduction ; celle qui se fait un nid d’histoires « au fil de la pensée », qui recrée le monde d’où elle vient avec des mots. En cela, elle fait partie non seulement d’une constellation d’auteurs amérindiens mais, en fin de compte, d’une constellation plus large, de tous ceux et toutes celles qui croient au pouvoir des récits et des mots, quelle que soit la langue.

Cérémonie, de Leslie Marmon Silko : la justice des récits

Leslie Marmon Silko © Chris Felver

L’autrice a d’ailleurs entretenu une correspondance avec un poète de l’Ohio, James Wright, échangeant des réflexions sur l’écriture mais aussi de nombreuses histoires et anecdotes personnelles. Certaines sont cocasses (on croise un coucou géant de Californie, ennemi juré du coyote dans la vraie vie comme dans un célèbre dessin animé), d’autres continuent de faire réfléchir. Silko indique, par exemple, qu’un cousin de son père, joueur de football américain, était surnommé « Squaw » dans la presse locale « parce qu’il était Laguna » et que les malveillants ne retiendront que cela de sa vie, de la même façon qu’ils ne retiendront de Silko que ses deux divorces. Le terme « squaw », raciste et misogyne, appliqué à un homme amérindien par un journaliste blanc, devient homophobe. Les histoires peuvent devenir des ragots plus que des paraboles. Silko honore à sa façon la mémoire de cet homme qui portait le même prénom qu’elle (Leslie) avec Cérémonie, car c’est lui qui lui a inspiré plusieurs des personnages. Les choses évoluent, la langue aussi, aujourd’hui le mot « squaw » est perçu de façon si dévalorisante que le département de l’Intérieur des États-Unis (dirigé d’ailleurs par Deb Haaland, une Amérindienne, elle aussi Laguna) en a banni l’usage dans les noms de lieux, comme cela a été fait dans les années 1960 et 1970 pour des termes offensants pour les Américains noirs ou asiatiques. Quant au football américain, après une vive polémique, l’équipe de Washington ne s’appelle plus les « Redskins » (Peaux-Rouges).

Mais le plus marquant est sans doute ailleurs ; dans cette correspondance aussi, Silko met en application le rapport aux mots et aux histoires décrit plus haut. Wright et elle ont un échange particulièrement fort sur la filiation (elle n’a pas obtenu la garde de ses fils, il souffre du fait que son fils cadet le rejette). Elle lui envoie une histoire que racontait sa tante à propos d’une petite fille perdue : « L’histoire est allée vers toi avec les mêmes sentiments – de chagrin et d’amour et de compassion – que ceux que ta lettre m’a apportés. De cette façon nous nous apportons une aide mutuelle – je n’ai pas réfléchi – j’avais simplement l’impression que je devais te l’écrire. Je suis parfois submergée et émerveillée par les mots, de simples mots grâce auxquels nous pouvons nous toucher les uns les autres si profondément ». Quand elle apprend que Wright est gravement malade, elle continue de lui écrire des anecdotes du quotidien et des histoires de famille douces-amères, geste de réconfort à défaut de pouvoir offrir la guérison. On pense aux vers de Mireille Gansel sur les lettres (« Une lettre : comme une passerelle au-dessus de l’absence ») et à la belle expression de Denise Brassard, « lointain intime », que l’on trouve dans le recueil intitulé Aimititau / Parlons-nous ! (ensemble de correspondances entre écrivains, dont de nombreux Amérindiens, publié sous la direction de Laure Morali aux éditions Mémoire d’encrier en 2018). Un ressenti qui s’applique avec justesse à l’écriture et à la lecture de Cérémonie.


  1. N. Scott Mamaday, Une maison faite d’aube, traduit de l’américain par Joëlle Rostkowski, Albin Michel, collection  « Terres d’Amérique », 2020.
  2. Kimberly Blaeser, Résister en dansant / Ikwe-niimi : Dancing Resistance, traduit de l’anglais (États-Unis) par Béatrice Machet, éditions des Lisières, 2020.

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