La résistance par la jouissance féminine 

Après plusieurs romans parmi lesquels Stardust et son essai consacré à L’autre langue des femmes, l’écrivaine Léonora Miano propose une série de monologues de la vulve brillants, jouissifs, tour à tour émouvants et drolatiques.

Léonora Miano | Les aventures de la foufoune. Seuil, 162 p., 17 €

Avouons-le d’emblée : nous ne sommes pas fan du terme « foufoune ». Fou, oui, Pierrot le fou, Belmondo, Godard, Anna Karina – explosif. Foufou aussi, c’est mignon, affectueux. Foufoune fait penser aux pubs d’épilation permanente pour les filles chochottes. Mais l’obstacle du départ est léger, et s’écroule face à l’admiration inconditionnelle qu’inspire Léonora Miano.

Bien que chaque voix des monologues prétende présenter une femme différente et l’aventure personnelle de son sexe, elles sont chacune portées par l’observation, l’analyse, la pensée de l’autrice, convergeant sans dissonance vers un seul et unique récit afropéen revendiqué. Léonora Miano ne propose pas une anthologie mondiale des sexes féminins. Pour contrer le récit eurocentré et blanc, il lui a fallu une version afropéenne, noire, qui débute dans le mythe et erre dans le réel, badine avec le romanesque et impose le discours politique. 

Contrairement aux mythologies de trois cultures monothéistes, selon la mythologie africaine-subsaharienne, ce ne sont ni un mâle divin ni son coït avec une femelle divine qui donnèrent naissance à l’humanité. L’humanité selon elle est née de la mouille sacrée provoquée lorsque Mangamba la créatrice majestueuse s’adonna à la caresse solitaire intense. La jouissance féminine solitaire à la source de la création : rien que ça ! C’est pour dire combien le concept de la Big Mamma, de la Mère géante, est fondamental dans les pensées subsahariennes. Léonora Miano nous donne à lire des pages sublimes, d’une poésie mystique déconcertante. Elle nous promène dans le jardin mythique originel qui abritait les orgies entre espèces, où bientôt, selon le désir de Mangamba, l’ordre fut établi et les humains comme les animaux baisèrent pour procréer dans l’espace délimité de leur spécimen. La suite du livre, dans chacune de ses confidences, fait écho à ce mythe initial, envoûtée par la nostalgie de l’âge de l’innocence, perdu à jamais. 

Vient alors un court chapitre, comme le trait d’union entre le temps mythique et l’époque moderne, qui relate la défloration d’une enfant par une adulte. Dans l’eau, la petite fille de sept ans est pénétrée par une femme qui lui insère un doigt et lui déchire l’hymen, dans le but de la protéger des hommes et de leur violence invasive. Cette scène dans l’eau est comme la métaphore de la baignade prénatale et de la Mer-mère qui porte l’enfant. Elle montre le désir de retourner à l’enfance, idéalise les femmes et leurs relations entre elles. L’histoire relatée n’est ni anecdotique ni un cas isolé romanesque. Lors de sa récente interview avec Charline Vanhoenacker dans l’émission Bistroscopie, l’autrice dit avoir regretté de ne pas avoir connu les caresses entre femmes, l’amour et l’affection charnelle entre femmes. 

Léonora Miano | Les aventures de la foufoune.
Léonora Miano © Jean-Luc Bertini

Une telle idéalisation de la pratique ancestrale clanique nous déstabilisera sans doute, la notion du consentement, la définition du viol sur mineure, brûlant dans nos crânes. Aussi, nous aurons probablement envie de dire que le Mâle, alpha ou bêta, voire gamma, n’est pas le seul ennemi de la femme, qu’il n’est pas seulement l’ennemi de la femme. La femme n’est pas toujours amie de la femme. La violence verbale et physique, intime et collective, existe et s’exerce entre les femmes aussi. Comme le patriarcat, le matriarcat est un système de pouvoir, avec donc tous les vices systémiques du pouvoir, dans l’espace intime, familial et social. En tant que femme, disons majeure et vaccinée, se laisser pénétrer par une autre femme serait-il sans violence ? Nous pouvons penser ici à La vie d’Adèle. La violence politique, celle que génère la différence des classes sociales, ne pénètre-t-elle pas l’espace intime, le havre d’amour, ne pervertit-elle pas irréparablement la promesse initiale, ne finit-elle pas par détruire le plus précieux des liens ?  

Mais Léonora Miano est loin d’être dupe. Elle ne tardera pas à démasquer l’hypocrisie chez les femmes subsahariennes (et pas que ?) et le marché lucratif du mariage dont elles savent si bien profiter. « Elles ont compris comment ça marche : il faut être madame untel pour être respectée, mais c’est ailleurs que se trouve la jouissance. » Elle dénoncera aussi la prédisposition à la pédocriminalité dans une société où les femmes offrent volontairement leurs filles mineures aux hommes plus âgés, aux carrément vieux. « La société entière donne son aval aux violeurs d’enfants. » Suivant la même logique de la rentabilité d’un produit du marché qui est imposée sur le corps féminin noir, les crèmes blanchissantes Shirley & compagnies ne feront qu’exposer les plaies postcoloniales toujours pas cicatrisées. Exactement comme en Inde, où la crème Fair & Lovely ne prétend même pas cacher sa fonction blanchissante de la peau, brune, mate, noire, de toutes les nuances des Indiennes complexées. 

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Les vulves continuent leurs aventures, leurs quatre cents coups et leurs quarante acrobaties nous rappellent parfois les scènes du Hentai ou du Kamasutra pour les Nuls. Malgré son apparence de collectif des vulves, le livre donne l’impression de prêcher un seul et unique discours postcolonial à l’appui des périples sexuels de femmes qui, à travers les âges et les continents, ressemblent toutes un peu à la prêtresse. Le lieu d’où l’on écrit change-t-il le regard ? Le lieu d’écriture urbain remplacé par le mythe bucolique n’a pas aseptisé le discours guerrier féministe, certes, mais l’a drapé de rêveries, de nostalgie.  

Les blessures coloniales semblent inguérissables. Car, bien qu’il soit dit qu’elles sont désormais vaincues, l’étreinte idéale ne semble être accomplie qu’au sein de la même ethnie. « Nous » représente le couple de Noirs décolonisés, qui ont désormais le droit de s’unir et d’enfanter pour eux-mêmes et non pour les colonisateurs. Leur étreinte est revendiquée comme une victoire face à la domination coloniale d’autrefois. La femme noire voyage entre les corps d’hommes de tous les horizons, mais c’est par goût d’aventure et de découverte. L’étreinte idéale est celle entre les Noirs. « Nos ébats sont un rituel de guérison. » « Pour la majorité, l’amour se cherche et se trouve en pays de connaissance. » En dénonçant, en raillant et en méprisant aussi le tourisme sexuel des Blanches sur les plages peuplées de jeunes Noirs marginaux, pauvres et paumés, en démontrant la fugacité des aventures sexuelles de la Noire chez les Blancs (de toutes les nuances confondues), le livre valorise l’amour entre hommes et femmes issus de la même ethnie. Le droit de s’unir entre Noirs se mue alors en devoir politique postcolonial. Nous pensons à Americanah – superbe roman de Chimamanda Ngozi Adichie qui explore exhaustivement ces questions et où, alerte spoiler, après son aventure amoureuse américaine et blanche, l’héroïne finira dans les bras de son premier petit ami de jeunesse de la même ethnie. En elle, Noire, américanisée, entrera enfin le Ciel du Nigeria. 

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Leur étreinte est revendiquée comme une victoire face à la domination coloniale d’autrefois. La femme noire voyage entre les corps d’hommes de tous les horizons, mais c’est par goût d’aventure et de découverte.

Ce livre viscéralement politique, pourquoi veut-il par endroits dépolitiser le sexe ? Ce désir pour retrouver le temps avant tous les temps, avant toutes les guerres, avant tous les gâchis, ce désir pour retourner au lieu initial, de l’étreinte première immaculée, est un rêve idyllique, poétique, plus que bucolique ou animalier, il est mystico-cosmogonique. Ce que Léonora Miano finit par faire dire à l’une de ses monologuistes : « Je veux une étreinte cosmique, des ébats telluriques ». Dominent ici l’instinct maternel, le désir immuable d’être ensemencée par l’homme, enfanter sa postérité, l’ambition d’enfanter l’humanité, du moins une population bénie de l’autre côté du Sahara, « d’ensemencer le monde de notre originalité ». Arrive alors, comme un souffle de liberté salutaire, « la voyageuse, la butineuse, la pétroleuse qui incendia la bienséance », qui se fiche d’être mère et épouse et jouit où elle veut. 

Jusqu’où pouvons-nous nous identifier à ces revendications ? En tant que femmes, aux violences verbales et physiques, aux manipulations, aux chantages, aux vengeances des hommes ? En tant que femmes noires sans être Noires, davantage ? Nous aurons la chair de poule à reconnaître que la « nuit rouge est sans âge, et la blessure des femmes également »que « Les femmes ont appris à s’élancer à travers les flammes afin d’empêcher la disparation du groupe qui les bannira pour avoir été souillées ». Nous ne sommes pas obligés d’être d’accord avec elle sur tous les points. Nous avons probablement observé, vécu, dénoncé et revendiqué les mêmes cas de figure postcoloniaux. Il faut remercier Léonora Miano pour cette prise de parole décomplexée.

Mais nous aurons aussi envie de clamer : vive l’étreinte sans frontières ! Sans être pour autant des Trotski de l’amour. La vraie guérison viendra quand on oubliera les blessures coloniales, quand on se fichera de s’en venger. Se réclamer d’une seule communauté, c’est dénigrer son identité composite, métisse, en composition et recomposition permanente, individuellement et collectivement. « Le capitalisme ne peut pas exister sans racisme », avait déclaré avec raison Malcolm X. Et vice versa, dirons-nous. Une position révolutionnaire principalement ethnocentrée laissera forcément un goût d’inachevé.