Récit à lire d’une traite, Les églantiers constitue une exploration véloce et puissante du sentiment amoureux, insaisissable et indéfinissable, dont l’incarnation par quatre personnages propose un regard diffracté et profondément juste.
« Maintenant la route n’était même plus formée de deux ornières. C’était une brèche, envahie par les églantiers, qui montait toujours. » Sur cette citation de Faulkner, Jean Renaud ouvre un roman aussi dense que concis sur l’amour, roman où, à n’en pas douter, le récit s’apparente bien plus à une brèche qu’à une route. Quatre personnages se succèdent au fil des quatre chapitres du livre pour se raconter, à ceci près que le travail narratif entremêle ces récits au point de totalement subvertir la répartition des voix. Ainsi, la parole des autres personnages vient continuellement parasiter le propos du locuteur, que ce soit par le discours indirect ou le discours direct, qui n’est signalé que par une majuscule, sans guillemets, comme fondu discrètement dans le corps de la phrase. Il devient ainsi difficile de distinguer les niveaux d’énonciation, d’autant plus que Jean Renaud recours volontiers aux récits enchâssés.
Impossible de lâcher un roman qui ne peut se lire que d’un seul coup, en suivant le flux du discours, ou plutôt en quatre temps, comme autant d’inspirations et d’expirations.
S’il est des romans pour rejeter l’idée d’amour, écrivant ainsi des histoires de passion destructrice, de relations impossibles et de rupture, il en est d’autres pour, au profit de l’amour, rejeter l’histoire. Les églantiers est de ceux-là. La multiplication des récits, leur répétition, à plusieurs reprises, mais toujours selon un point de vue ou une modalité différente, désarticule la temporalité d’un roman où il est difficile d’établir un ordre clair des événements entre ces personnages qui s’aiment, se quittent, couchent ensemble, changent d’amant ou d’amante, reviennent à leur partenaire précédent. C’est que la structure narrative classique, avec un début et une fin, ne peut rendre compte de la multiplicité et de l’imprévisibilité du désir et du sentiment amoureux. Dans le roman, l’une des trames structurantes est centrée autour du personnage de Marie : elle couche avec Julien, relation où se mêlent l’affection, le désir et l’amitié, sans que tout cela soit réellement bien défini, tombe amoureuse de Théo lors d’un séjour à Rome, ce qui met fin, du moins en partie et progressivement, à sa relation avec Julien. L’événement central de cette rupture serait l’aveu par Marie à Julien de ses sentiments pour Théo, mais le moment de cet aveu n’est jamais clairement défini, Marie hésite, élude, tout comme la narration qui annonce la rupture avant de subitement revenir en arrière et durant tout le roman.
Il y a ainsi une véritable jouissance à se perdre dans Les églantiers. Les sentiments sont mêlés davantage qu’ils ne se succèdent : dans le roman comme dans la vie, dans le roman qui représente la vie, un amour ne succède pas à un autre, Marie ne perd pas tout sentiment en changeant d’amant. Cette justesse, qui repose précisément sur la rupture de l’ordre narratif, provoque chez nous qui lisons ce roman une émotion tant esthétique que sentimentale, qui traverse toute la multiplicité des états – passion, tristesse, déception, jalousie, déni, sadisme, empathie, pitié – que le désir peut engendrer. La force du roman n’est pas tant de décrire tous ces états que de les mêler dans un récit où les personnages, et le lecteur avec eux, ressentent, non pas un sentiment plus que l’autre, mais un peu tous à la fois.
Finalement, le travail d’écriture de Jean Renaud opère un flou à la fois entre les discours et les émotions, flou qui s’incarne jusque dans le style. Car c’est là le fait formel majeur des Églantiers : le travail de la phrase. Une phrase décalée, allongée, qui excède le paragraphe, déborde de la page tout en abolissant les constructions complexes au profit de juxtapositions de propositions. De cela découle un effet très concret sur le lecteur : impossible de lâcher le roman qui ne peut se lire que d’un seul coup, en suivant le flux du discours, ou plutôt en quatre temps, comme autant d’inspirations et d’expirations, qui s’identifient aux quatre chapitres. L’effet d’indifférenciation de la parole des personnages est d’autant plus marqué que le récit est rapide. Il ne faudrait pas s’attarder trop sur les personnages pour eux-mêmes, leurs motivations, leur caractérisation, il faut au contraire que l’émotion jaillisse d’une parole collective, prise en tant qu’elle est collective. Il semble ainsi que ce soient moins les personnages que le sentiment amoureux pour lui-même qui intéresse Jean Renaud dans ce récit, sentiment dont il offre une expérience sensible sous tous les aspects, un peu à la manière d’une peinture cubiste. Et le résultat est plus que convaincant !