Odeur, mon beau souci

Ces dernières décennies, les odeurs sont dans l’air – si l’on peut dire. Non que l’on n’ait pas parlé d’elles auparavant mais, depuis l’étude d’Alain Corbin Le miasme et la jonquille (1982) et le populaire roman de Patrick Süskind Le parfum (1985), l’olfaction a pénétré la littérature (grande et petite) au point qu’un universitaire américain, Hans J. Rindisbacher, a suggéré l’émergence d’un nouveau (sous-) genre, le parfumoirlogue. Cette dénomination un peu étrange a le mérite de signaler la prolifération actuelle d’écrits dans lesquels un narrateur, ou plus souvent une narratrice, parle de son rapport personnel aux odeurs. L’appel des odeurs, de Ryoko Sekiguchi, écrivaine qui a joliment écrit sur les saveurs, s’ajoute aujourd’hui à ce corpus.

Ryoko Sekiguchi  | L’appel des odeurs. P.O.L, 266 p., 20 €

En une vingtaine de brefs textes, L’appel des odeurs évoque la relation d’une personne, presque toujours une femme, avec l’olfaction ou la perte de celle-ci – l’anosmie étant devenue avec le covid un phénomène familier. La rencontre avec une ou plusieurs odeurs et la rêverie à leur propos s’effectuent, comme l’indiquent les titres des textes, « À Téhéran », « À New-York », « Au Palais-Royal », « Au Japon »… et dans des lieux particuliers, « À la bibliothèque », « Dans la cuisine », « Dans un lit, à une autre époque », « Dans un appartement à Rome », « Devant les flacons », etc., endroits dotés d’un capital imaginaire chic un peu stéréotypé. Ainsi voit-on défiler la chambre, l’imprimerie, le théâtre, l’atelier…

Les textes, chacun de quelques pages, se présentent comme des récits, des anecdotes, autour de rituels ou de souvenirs olfactifs. Se succèdent, à la manière allusive de Sekiguchi, aventures amoureuses entre hommes et femmes parfumés ou non ; récits de rapports à des pères odorifères imprimeurs ou cuisiniers ; rencontres avec des créateurs d’œuvres porteuses de senteurs…

L'appel des odeurs , Ryoko Sekiguchi
Ryoko Sekiguchi (2022) © CC BY-SA 4.0/G.Garitan/WikiCommons

Ces textes sont suivis de pages de notes en italique tirées d’un « carnet d’odeurs » de la narratrice où sont consignées citations, réflexions et questions : « Se souvient-on des odeurs qui nous environnaient à la naissance ? » ; « Le ciel étoilé a-t-il une odeur ? » ; « L’ombre a-t-elle une odeur ? » ; « Quelle serait l’odeur de la page que l’on va ouvrir ? » ; « L’amour a-t-il une odeur ? Quelle est–elle ? » ; «  Peut-on rédiger un testament olfactif ? », etc. Ces interrogations, qui ne peuvent évidemment rester que sans réponse, ouvrent le domaine olfactif à d’autres, éloignés de lui, mais habituels dans les tentatives de la littérature pour le « représenter » : l’ésotérisme, les passions, le souvenir, l’art. En effet, l’olfaction, réputée le plus mystérieux des cinq sens, ayant pour objet des substances qui, outre leur volatilité, se laissent difficilement verbaliser, classifier, et définir, oblige à recourir, pour les décrire, à ces domaines. Elles ne sont d’ailleurs accessibles au langage qu’à travers leurs « causes » ou « origines » (l’odeur de foin coupée ou celle de tel quartier d’une ville), leurs effets (une senteur entêtante, écœurante) ou un autre sens (un parfum frais, fade). L’odeur emmène donc d’emblée ailleurs.  

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Sekiguchi part ainsi à la rencontre des odeurs autant qu’elles viennent à la sienne, dans un déploiement de travestissements et de questionnements. Son univers littéraire possède en tout cas des effluves sophistiqués : en note de tête, l’expansion sensorielle ; en note de cœur, l’émotion ; en note de fond, l’étrangeté. 

À la fin de son parfumoirlogue, où elle a convoqué jusqu’aux plus rares des molécules odorantes, la narratrice nous quitte, grand style, gaiement sépulcrale et un brin poseuse, imaginant le parfum qui, à ses funérailles, « environnerait son cercueil et s’élèverait autour de la coupole » ; il sentirait l’été, un parcours à trottinette de son enfance, les feuilles ; « [c]ette odeur de l’instant et de l’éternité à la fois serait son dernier lit ».