L’académicien et le chef cosaque

Ukraine

C’est l’une des œuvres les plus méconnues de Prosper Mérimée : en 1865, l’auteur de Mateo Falcone, Colomba et Carmen consacre un essai historique à l’hetman cosaque Bogdan Khmelnitski, homme d’État et chef de guerre ukrainien du milieu du XVIIe siècle, qui mena la révolte contre la domination polonaise. Un ouvrage réédité en 2007 dans la collection « Présence ukrainienne » de L’Harmattan.


Prosper Mérimée, Bogdan Chmielnicki. Fac-similé de l’édition originale (1865). L’Harmattan, collection « Présence ukrainienne », 296 p., 26 €


D’abord la surprise. On connaissait les multiples facettes de Mérimée, écrivain, historien, archéologue, ami de la famille impériale, sénateur sous l’Empire et inspecteur des monuments historiques : ce côté-là ne laissait guère supposer soif de liberté et insubordination. Mais ce serait compter sans l’art, l’écriture, l’amour des langues et du voyage. Les rapports d’inspection archéologique du fonctionnaire Mérimée deviennent des notes de voyage et ses échanges avec Viollet-le-Duc lui permettent de trouver ce lien entre la rigueur qu’imposent les vieilles pierres et la fantaisie.

Avec le personnage de Khmelnitski, Mérimée partage l’amour des langues : le chef cosaque parle le polonais, le russe, le turc et le latin, des langues qui, à l’époque, servent à dépasser les espaces géographiques et administratifs. De son côté, Mérimée est un bon connaisseur de la langue russe et des subtilités propres aux territoires de l’Est de l’Europe. Il rencontre Gogol en 1837, « cet Ukrainien qui écrivait en russe », note-t-il, et dont il publie la première traduction française des nouvelles. Il se liera aussi d’amitié avec Tourgueniev, lui demandant un coup de main linguistique alors qu’il a déjà publié une traduction de La Dame de pique de Pouchkine.

Bogdan Chmielnicki, de Prosper Mérimée

Portrait anonyme de Bohdan Khmelnytsky

Comme les échanges épistolaires avaient alors presque autant de poids que les œuvres – si l’on en croit les nombreuses correspondances publiées –, Mérimée écrit en mars 1854 à un philologue médiéviste, Francisque Michel, ces mots qui annoncent son Bogdan Chmielnicki : « Je me suis remis au russe et je voudrais faire une histoire du dernier grand coquin que fut l’Ataman indépendant des Cosaques ».

Et Mérimée prend grand plaisir à retracer les palinodies de ce « coquin ». Comment se faire une place entre les empires ou entre les puissances voisines, voilà une des questions que Khmelnitski impose au milieu du XVIIe siècle. La manière dont il y répond, chevaleresque, alternant ralliements, trahisons, retournements, le tout avec désinvolture, voire cynisme, n’était pas pour déplaire à un écrivain-historien comme Mérimée. Cette rencontre donne un roman savoureux et très agréable à lire. Il faut souligner les bonheurs d’expression qui rythment le récit et en rendent la lecture plaisante, si l’on met entre parenthèses l’extrême violence du moment : un temps où, pour tuer, on dit « tailler en pièces » et où « chacun veut avoir l’honneur d’être bourreau à son tour ».

L’humour est à chaque page, la malice également, et même un « voyeurisme » de conteur, qui fait à la fois sourire et sursauter. À quoi bon faire des prisonniers, se demande, pratique, le fils du héros : « Pourquoi s’embarrasser quand on voyage ? » La conquête militaire est vue comme un voyage ethnographique au sein de peuples dont les cultures s’affrontent, donnant une image mi-plaisante mi-distanciée de combats où les costumes, la longueur des barbes et leur rasage, les festins, l’ivresse, jouent leur rôle. Sans compter les discours, lors de « guerres homériques » où se mêlent injures, insultes, avec parfois « une vengeance qui se limite à des railleries ». Avant que n’interviennent les tortures, puis les massacres.

Œuvre historique ou divertissement littéraire ? On peut s’interroger sur l’attirance qui unit, le temps de l’écriture, le sénateur Mérimée et le chef cosaque, sinon que l’écrivain-historien est aussi en « service commandé », en tout cas étroitement lié au contexte géopolitique de l’époque. Le printemps des peuples de 1848 est encore frais. L’Europe se réorganise. Napoléon Ier pensait rétablir la « nation cosaque », comme il avait envisagé de restaurer l’État polonais. Napoléon III veut restaurer la puissance française en Europe et s’engage dans la guerre de Crimée en 1853.

Bogdan Chmielnicki, de Prosper Mérimée

Prosper Mérimée photographié par Charles Reutlinger © Gallica/BnF

Mérimée vient d’être nommé sénateur et a l’oreille des princes qui gouvernent : il soutient les aspirations ukrainiennes, mais met en garde les milieux français – Napoléon III et l’impératrice Eugénie – contre le danger du « polonophilisme ». Il se nourrit des sources disponibles, celles de Guillaume Le Vasseur de Beauplan, ingénieur et cartographe, à qui l’on doit la première carte détaillée de l’Ukraine (Description d’Ukranie, L’Harmattan, 2002), et de l’historien Mykola Kostomarov [1] pour rédiger une œuvre de commande : Les Cosaques de l’Ukraine et leurs derniers atamans, en se concentrant sur les personnages de Khmelnitski et d’Ivan Mazepa. En présentant Bogdan Khmelnitski et le monde dans lequel il évolue, Mérimée prend d’emblée position pour cette Ukraine « agitée par un sourd mécontentement », où « les libertés du pays et sa foi religieuse souffraient d’incessantes atteintes de la part des gouverneurs polonais ». On était en 1646.

Toute autre transposition serait hasardeuse, sauf quand l’historiographie contemporaine nous y invite. Ainsi Andreï Portnov et Volodymyr Maslyichuk se plaisent-ils, dans Histoire partagée, mémoires divisées. Ukraine, Russie, Pologne (Antipodes, 2020), à rappeler quelques-unes des interprétations auxquelles les différents régimes se sont livrés pour nourrir leur récit national. La tradition polonaise a vu en Khmelnitski l’incarnation du « rebelle », « destructeur de l’État [polonais] ». Le folklore juif a fait de lui la figure le plus terrifiante qui soit : ainsi, le début de la révolte de 1648 est appelé, selon le calendrier hébreu, « la maudite année 5408 ». Les chroniques ukrainiennes du début du XXe siècle le représentent parfois comme un « monarque éclairé » ayant libéré l’Ukraine du « joug polonais ». L’historiographie marxiste met l’accent sur les contradictions entre les masses rebelles et leurs dirigeants durant la révolte menée par le chef cosaque. De façon inattendue, Nikita Khrouchtchev deviendra un des initiateurs du culte de Khmelnitski pendant la Seconde Guerre mondiale, comme en témoignent d’innombrables sculptures et noms de rues : si d’aucuns considéraient comme une trahison son ralliement à Moscou, le chef du Parti communiste d’Ukraine d’alors saluait en lui l’initiateur du concept de réunification de l’Ukraine et de la Russie.

En tout cas, l’Ukraine n’en n’a pas tenu rigueur à Mérimée, surnommé aujourd’hui « le cosaque français », et dont les œuvres sont traduites en ukrainien. Son roman La jacquerie (une autre histoire de révolte) a été mis en scène au théâtre du Bérézil, dirigé par la célèbre figure ukrainienne d’avant-garde Les Kourbas. Le texte était préfacé dans son édition française par Louis Aragon – un autre transfuge. L’histoire se moquerait-elle des quiproquos ?


  1. Kostomarov a écrit plusieurs ouvrages sur l’histoire de l’Ukraine au XVIe et au XVIIIe siècle dont un Bohdan Khmelnytsky et le retour de la Rus’ du sud à la Russie (1857).

Tous les articles du numéro 159 d’En attendant Nadeau