Un avatar du roman afro-américain des années 1970

Le premier roman de Gayl Jones, Corregidora (1975), qui paraît aujourd’hui en traduction française près de cinquante ans après sa sortie aux États-Unis, est symptomatique d’un tournant que prenait alors la littérature afro-américaine.


Gayl Jones, Corregidora. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Madeleine Nasalik. Dalva, 256 p., 21 €


Tandis que la production romanesque afro-américaine avait plutôt jusque-là raconté les problèmes d’un homme noir se confrontant au monde blanc (Wright, Ellison, Baldwin), Jones s’intéresse aux problèmes « internes » à la société afro-américaine, et à la situation des femmes, présentée depuis leur point de vue. Ce n’était pas entièrement neuf : Corregidora reprend des préoccupations déjà présentes chez Zora Neale Hurston ou Toni Morrison (son éditrice), comme les questions du corps, de la sexualité et de la violence dans les rapports entre hommes et femmes, mais en les portant à un degré paroxystique de crudité.

En même temps, comme nombre de ses prédécesseurs, Gayl Jones poursuit l’étude des effets de l’esclavage sur la construction psychique des Noirs, cherche à valoriser un héritage culturel typiquement noir (le blues), et à élaborer une langue et des formes qui s’écarteraient des « normes » blanches.

Dans ce roman, l’histoire qui porte ce programme littéraire est celle de la narratrice, Ursa Corregidora, chanteuse de blues du Kentucky, parfois appelée U.C. (c’est-à-dire « you see », pour bien enfoncer le gros clou démonstratif). Elle raconte sa vie (de 1947, où elle a vingt-cinq ans et vient de se marier, aux années 1960). Les événements et scènes de ces deux décennies sont présentés au fil des pages et interrompus par des souvenirs plus lointains ou les voix revendicatrices d’aïeules. Corregidora est en effet l’arrière-arrière-petite-fille d’un planteur portugais, propriétaire d’esclaves au Brésil, qui a engendré sa grand-mère et sa mère, et les faisait travailler dans les champs et dans son bordel. L’obsession pour les femmes de sa famille a donc été de procréer (« make generations ») afin de transmettre leur histoire de mère en fille. Ursa est cependant incapable d’obéir à leurs injonctions, d’abord parce qu’elle est, au début du livre, précipitée dans un escalier par son mari et perd l’enfant qu’elle portait (et son utérus), ensuite parce que cet « héritage » finit par lui apparaître comme destructeur.

Corregidora, de Gayl Jones : un avatar du roman afro-américain

Le thème du traumatisme intergénérationnel, d’un passé monstrueux qui hante et perturbe le présent, permet aux pages de déployer violence et obscénité physiques et verbales, tant dans les souvenirs d’un temps révolu que dans les scènes contemporaines. L’excès de brutalité et de vulgarité est assez racoleur mais entend éviter de faire lever tout sourcil en misant sur les impératifs littéraires et moraux habituels : les exigences du réalisme et le devoir de respect dû aux opprimés de l’Histoire dans l’expression de leur expérience et de celle de leurs aïeux, fût-elle d’un goût contestable.

Quoi qu’il en soit, déroulement narratif oblige, Jones doit mener son personnage vers quelque destin et donc soit la faire sombrer sous le poids de son assujettissement à l’Histoire, aux femmes de sa famille et aux hommes, soit lui faire rompre les chaînes diverses qui l’entravent. Jones choisit, semble-t-il, la seconde solution. C’est le « blues » (hop, encore une case du cahier des charges du roman afro-américain cochée) qui va contribuer à sa libération.

En effet, si Corregidora ne peut ni ne veut être la voix qui transmet les atrocités familiales, elle va être, en chantant des blues (ceux légués par la tradition et ceux qu’elle invente), la voix qui exprime la douleur de tous les Noirs (d’autrefois et de maintenant). Elle y trouve ou devrait y trouver quelque apaisement. Il faut cependant au lecteur une assez grande tolérance aux platitudes pour supporter ces lieux communs, ce dont le livre se doute un peu puisqu’il tente de ne pas faire de ce « blues », constructeur d’identité et ciment communautaire, un miracle salvateur complet pour Ursa. D’un point de vue dramatique pourtant, Gayl Jones se doit d’inventer un moment pivot où le personnage sort de l’état dépressif et aliéné où elle se trouve et accède soit à un peu de tranquillité, soit à un nouvel état de conscience.

Ce sera donc, à la fin du livre, une révélation venue du bon vieux domaine érotico-porno. Une petite pipe, voilà qui servira à déclencher l’éveil sensuel de l’héroïne, à la réconcilier avec les hommes et à lui faire accepter les douleurs du passé.

Ainsi, dans les ultimes pages, Corregidora retrouve-t-elle son premier mari – l’ivrogne jaloux qui l’a poussée dans les escaliers vingt ans plus tôt et qu’elle n’a jamais oublié. Acceptant illico de lui faire une fellation, ce à quoi elle n’avait auparavant jamais consenti, elle confie alors tandis qu’elle s’exécute : « En une fraction de seconde, j’ai compris de quoi il s’agissait, en une fraction de seconde durant laquelle se sont mêlés haine et amour j’ai compris et je crois qu’il a compris aussi. L’union du plaisir et d’une douleur inexprimable, cet instant où l’on transperce la peau mais où il y a encore de la sexualité, cet instant qui précède de peu l’absence de sexualité, qui s’arrête juste avant la peau que l’on transperce : « Je pourrais te tuer » […]. Il a joui. J’ai avalé. […] Il m’a serrée jusqu’à ce que je lui tombe dans les bras en larmes. […] Il m’a serrée très fort ».

Fellation. Épiphanie. Réconciliation. Amour. Larmes. En effet, c’est à pleurer.

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