Le cas Hölderlin

« Les lignes de la vie sont toutes différentes », note Hölderlin dans le petit poème improvisé que cite Giorgio Agamben dans son livre novateur sur la prétendue « folie » du poète. Car on risquerait de s’égarer, souligne le philosophe italien, en parlant de « folie » : il s’agirait plutôt d’une démarche volontaire de retrait de la parole, de l’invention d’un nouveau langage, par le biais de la traduction du grec, de l’expérience d’une « vie habitante » dont il dresse la modeste chronique.


Giorgio Agamben, La folie Hölderlin. Chroniques d’une vie habitante (1806-1843). Trad. de l’italien par Jean-Christophe Cavallin. Armand Colin, 240 p., 23 €


Pour Agamben, le grand poète élégiaque des hymnes et des odes, mais aussi des « poèmes de la tour », ne saurait être « fou », contrairement à l’opinion de tous ceux de ses contemporains qui ont eu l’occasion de rencontrer le poète dans « la moitié de sa vie » (pour reprendre le titre de son très célèbre poème « Hälfte des Lebens »). Ce qui est en jeu pour le philosophe italien dans la poésie de Hölderlin n’est rien de moins que la détermination d’une vie, équilibrée, humaine, sobre, en des temps de détresse.

La folie Hölderlin. Chroniques d’une vie habitante, de Giorgio Agamben

Des statuettes d’Hölderlin à Tübingen (2020) © CC4.0/HerrPelle

Empruntant à Walter Benjamin la distinction entre histoire et chronique, c’est-à-dire entre tentative d’explication causale des événements et simple récit des batailles et de l’alternance des saisons, Giorgio Agamben rappelle que, de 1807 à sa mort, en 1843, Hölderlin, né en 1770, a vécu paisiblement dans une chambre austère dans une tour de Tübingen, avec une belle vue sur le Neckar, grâce à l’obligeance de l’aimable menuisier Zimmer et de quelques subsides : 37 ans d’une vie qui semble marquée par « un noble chagrin » (sans doute la mort de Suzette Gontard) impossible à surmonter et qui voit le poète « désormais bégayer et balbutier ».

Certes, à la différence de Nietzsche auquel on pense nécessairement à propos de cette réclusion volontaire dans la « solitude mortelle » d’une modeste chambre, Hölderlin ne connaît pas d’« effondrement » à une date précise comme janvier 1889, ni même de crises. Sa folie – si l’on peut employer ce mot « sujet à caution » comme aurait dit Lacan – semble s’installer paisiblement et se manifester par des comportements légèrement singuliers, des idiosyncrasies : il vit la nuit, joue du piano pendant des heures, aime faire des salutations et des politesses sans fin à ses visiteurs, cueille des fleurs et défend ses intérêts vis-à-vis des éditeurs de ses œuvres, ce qui est plutôt un signe de bon sens. Il n’en reste pas moins qu’il semble avoir perdu l’usage ordinaire du langage comme instrument de communication, tout en conservant de manière miraculeuse l’aptitude à composer, à griffonner des vers complexes. Il est sans doute légitime de parler ici de « Zerrüttung », de dérangement de la pensée et de la parole, de ruine de la poésie.

Giorgio Agamben n’est pas de cet avis : il conteste l’idée de « poète fou » et s’aventure dans le domaine de la psychiatrie, dans lequel nous manquons rapidement de compétence. Faut-il le suivre quand il voit dans le « formalisme exagéré » de la correspondance avec sa mère une « façon ironique » et « quasi parodique » de prendre ses distances ? Une mère qui ne le comprenait pas et aurait voulu qu’il devînt pasteur, une mère moins aimante que celle de Nietzsche.

La folie Hölderlin. Chroniques d’une vie habitante, de Giorgio Agamben

La composition du livre (pour moitié constitué de documents relatifs à la vie quotidienne du poète, avec les comptes financiers de Zimmer et le récit émouvant des nombreuses visites que le poète reçoit) semble être là pour organiser une sorte d’opposition symbolique entre Hölderlin et Goethe. La pureté, pour ne pas dire l’innocence, de l’un est supposée contraster avec la reconnaissance officielle dont jouit le poète de Weimar. La « poésie » du « conseiller intime » serait « artificielle », manquerait de « légitimité » ? L’homme, trop bourgeois et ministériel ? Sans doute, mais Goethe est aussi le poète indépassable du grand Faust. En réalité, cette confrontation n’a pas beaucoup de sens.

Si l’on ne veut pas suivre Giorgio Agamben dans sa thèse hardie de la « folie » insaisissable et factice de Hölderlin, on notera des remarques très éclairantes sur la « vie habitante » dont il serait un exemple. Il « habite » la folie. Il faudrait faire retour à l’étymologie du mot « folie » en allemand (« Wahnsinn ») et à « Wahn », l’illusion. À l’origine se trouve une racine, « ven », qui veut dire « aimer » et qu’il faudrait reconnaître dans des termes comme « Wonne », « délice », mais aussi « Gewohnheit », « habitude », « habitus », et « wohnen », « habiter » ; le lecteur familier d’Approche de Hölderlin aura reconnu les éléments du vers que commente Heidegger : « C’est poétiquement que l’homme habite sur cette terre » – en allemand « dichterisch wohnet der Mensch ».

Dans la pénombre de sa chambre blanche et dans le jardinet qui jouxte sa tour, Hölderlin aurait donc vécu plus de trente ans une vie « habitante », qui relève à la fois de l’action et de la passion, de l’échec et du succès, une vie d’habitudes sobres et de plaisirs rares, éloignée en apparence des tribulations de l’histoire et exposée à la chronique des saisons. Un de ses premiers biographes, Waiblinger, rapporte en 1831 une phrase que le poète répétait apparemment souvent, en souabe : « es geschieht mir nichts » (« il ne m’arrive rien »).

En proposant cette image d’un Hölderlin toujours lucide ou presque, jouant son jeu pour rester à l’abri des autres, protégé de l’histoire par ses habitudes, et, pour tout dire, confiné, Giorgio Agamben nous fait redécouvrir en heureuse conclusion le mémoire de Félix Ravaisson sur l’habitude (1838), qui n’est pas sans affinités avec la vision du poète nostalgique.

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