Protégeons Nietzsche !

Imaginons que, par quelque catastrophe pas si improbable (par exemple un parent qui aurait brûlé toutes ses lettres), on ne sache rien de la vie de Nietzsche en dehors de quelques références fragmentaires à des lieux : Sils-Maria, Turin ou Nice. Cela n’atténuerait pas la puissance de sa pensée ; peut-être (comme fit sa sœur avec La volonté de puissance) essayerions-nous de reconstruire un système assimilable par nos pauvres intelligences ; l’éclat énigmatique de sa pensée resterait le même, peut-être serait-il même accru par le mystère qui entourerait, tel un présocratique, l’auteur du Gai savoir. Une œuvre philosophique pose des problèmes qui sont indépendants du contexte personnel. Mais, dans le cas de Nietzsche, la formation de sa pensée, avec sa périodisation, semble indissociable des accidents de son existence et, comme dit un paragraphe de Par-delà le bien et le mal que cite Pierre-André Taguieff en épigraphe de son livre aventureux : « toute grande philosophie » est « la confession de son auteur » et « des sortes de mémoires involontaires ».


Pierre-André Taguieff, Les nietzschéens et leurs ennemis. Pour, avec et contre Nietzsche. Cerf, 491 p. 24 €

Michèle Cohen-Halimi, L’action à distance. Essai sur le jeune Nietzsche politique. Nous, 426 p., 25 €

Jean-Luc Bourgeois, Friedrich Nietzsche. Vie, œuvre, fragments. L’Éclat, 768 p.  35 €


La vie éclaire l’œuvre. C’est dire l’intérêt et l’utilité d’un ouvrage comme celui qu’a réalisé Jean-Luc Bourgeois au prix sans doute d’une grande patience et avec une « féconde distance ». Il s’agit de construire une chronologie de la vie de Nietzsche à partir de tous les documents disponibles : les œuvres publiées, liées souvent à des lieux, les fragments et les brouillons, la correspondance familière, le récit des amis et des amies, les témoignages d’une vie de pensée, souvent douloureuse. « Un Nietzsche par lui-même », dit Jean-Luc Bourgeois, qui prend bien soin, pour parer sans doute à une objection qu’on pourrait lui faire, de distinguer par la typographie (corps, police, italique, etc.) le commentaire critique des différents niveaux de témoignage, fragment, lettre, etc. Il faut chez Nietzsche éviter de tout prendre « au pied de la lettre », disait Thomas Mann. Ce qui rend séduisante l’entreprise un peu folle de cette chronologie de 770 pages, par-delà l’instrument de travail qu’elle offre avec ses généreux index, c’est qu’elle trouve son origine, non dans une démarche académique, mais dans la fréquentation au fil de nombreuses années de l’œuvre, et le désir fraternel de mieux partager les moments de la vie de Nietzsche. Aussi trouvera-t-on dans cette chronologie des pages riches et inédites sur l’enfance protestante, la genèse des œuvres des années 1880 et surtout la période qui suit l’effondrement de Turin de 1889 à 1900, « Nietzsche mort vivant en voie de posthumité [sic] », un moment décisif de sa réception, avec la mainmise de sa sœur.

Le livre de Michèle Cohen-Halimi se concentre au contraire sur une période limitée de la production de Nietzsche, celle qui va de La naissance de la tragédie (1872) à la Considération inactuelle sur « Richard Wagner à Bayreuth » (1876). Même s’il s’adresse plutôt aux spécialistes, cet « essai sur le jeune Nietzsche politique » impressionne par l’intensité et l’originalité de l’analyse. Il est question de situer la « grande politique » voulue par Nietzsche dans une « constellation » avec Wagner et l’historien de Bâle Jakob Burckhardt, sans oublier Schopenhauer, le « premier métaphysicien athée ». Michèle Cohen-Halimi montre comment s’élabore chez Nietzsche, par la lecture d’Héraclite et du physicien dalmate Boscovich – souvent négligé –, une conception singulière, non linéaire du temps, « brisée », discontinue, faite de retours, qui donne tout son sens à l’idée de renaissance chère à Burckhardt : il y aurait dans le passé une énergie qui peut donner vie à des formes culturelles, politiques et religieuses nouvelles, pour ainsi dire utopiques. « L’œuvre du passé n’est jamais achevée. » C’est en ce sens qu’il peut y avoir une « action à distance ».

Ce passé peut ouvrir la voie à une vraie transformation politique, à la remise en place équilibrée des trois facteurs d’une civilisation, l’État, la religion et la Kultur. On sait que Nietzsche a cru un temps retrouver les éléments d’une pareille renaissance, d’une résurrection de l’État-cité grec, dans l’entreprise culturelle de Wagner, mais plusieurs événements – la guerre franco-prussienne de 1870, la fondation du IIe Reich, la politique de Bismarck, et aussi la Commune et la création de Bayreuth – l’auraient convaincu que « le temps était sorti de ses gonds », que l’œuvre de sécularisation et de lutte contre le christianisme  n’était pas achevée, que le « malaise dans la civilisation » était  refoulé au profit du culte de la force, de la militarisation de la société, et du philistinisme culturel. Face à cela, la réplique de Nietzsche – le pessimisme tragique, « l’esprit libre », l’inactualité, Dionysos – est littérairement brillante. Mais est-ce une politique ? une « grande politique » ? Michèle Cohen-Halimi esquisse un rapprochement avec Marx, sur la vision du travail et de l’esclavage par exemple, mais ce sont des affinités de rencontre. L’évolution ultérieure, après Le gai savoir, sera bien différente, plus problématique.

P.-A. Taguieff, M. Cohen-Halimi, J.-L. Bourgeois : protégeons Nietzsche !

« Ex Libris für Gustav Drobner » par Otto Rückert (1908)

Pierre-André Taguieff dédie son livre au germaniste Gilbert Merlio, qui est le grand spécialiste en France d’Oswald Spengler et un historien reconnu de la droite conservatrice allemande : c’est planter le décor de cet essai dérangeant, mais sans doute nécessaire, sur la réception, la postérité et la « posthumité » de Nietzsche, et aussi sa responsabilité dans la diffusion et la légitimation de certaines théories. L’exploration de l’accueil contrasté qui a été réservé à Nietzsche de son vivant et par la suite n’est pas un domaine nouveau si l’on veut bien se souvenir par exemple des travaux de Jacques Le Rider sur « Nietzsche en France », mais Pierre-André Taguieff, comme Michèle Cohen-Halimi, s’intéresse plus spécifiquement à cette « grande politique » à laquelle Nietzsche disait aspirer. Son essai incisif, qui n’épargne ni les « nietzschéens dévots » ni les « antinietzschéens sectaires » – dans quelle catégorie doit-on se ranger ? –, prend la forme d’un panorama complet de la réception politisée de Nietzsche, avec ses interprétations compromettantes et ses appropriations cyniques. On en a vu la plus évidente manifestation, lorsque, en novembre 1933, la sœur de Nietzsche accueillit « chaleureusement » le Führer aux archives Nietzsche de Weimar. Dès 1901, elle avait manipulé lesdites archives en publiant La volonté de puissance. Mais, à dire vrai, c’est Wagner qui était en quelque sorte l’artiste, le musicien officiel du régime nazi alors qu’il fait l’objet d’une critique féroce de la part de Nietzsche à partir de la Considération inactuelle de 1876. Nietzsche est inclassable, insaisissable, imprévisible, mais cela ne l’exonère peut-être pas de ce qu’on a fait en son nom. D’où l’embarras.

Il existe en effet, loin de Foucault et de Deleuze, une ancienne et puissante lecture de droite et d’extrême droite de Nietzsche, une lecture fascisante, fascinée par la violence, qui remonte au moins au Nietzsche (1933) de Thierry Maulnier – « Il faut rendre le goût du sang à la philosophie » – et à Drieu la Rochelle, pour qui Nietzsche (en 1941) est le « prophète du XXe siècle » : lecture qui resurgira plus médiocrement en France avec le « renouveau païen » du GRECE d’Alain de Benoist. Ses cibles ? Comme toujours : le christianisme, l’égalitarisme, la démocratie sans chef, les abstractions (les « idoles » contre la vie), l’humanitarisme débilitant. Cette vulgate trouve son origine principalement dans certains paragraphes de Par-delà le bien et le mal qui jouent avec l’idée d’une caste supérieure, d’une aristocratie de la volonté, avec comme objectif la capacité de se surmonter soi-même, la Selbstüberwindung. Une citation du paragraphe 260 sur la « morale des maîtres » : « Les victimes, les opprimés, les souffrants, les esclaves, ceux qui sont incertains et fatigués d’eux-mêmes se mêlent à leur tour de moraliser ».

Pierre-André Taguieff a fait œuvre probablement salutaire en exhumant ces textes qui sont souvent accablants et qu’il faut sans doute lire avec beaucoup de « probité philologique » ; il agit un peu en juge d’instruction qui instruit une affaire « à charge et à décharge », mais plutôt à charge… Des protestations sans doute sincères d’admiration pour le penseur et l’écrivain – comment faire autrement ? – ne le dissuadent pas de placer Nietzsche en bien mauvaise compagnie, avec parfois un peu de culpabilité par contact. Nietzsche est-il responsable des dérives eugénistes quand, à la suite de l’Anglais Francis Galton, il parle de dégénérescence et, en français, de décadence ? Je serais tenté de considérer que c’est la pensée européenne tout entière qui s’est trouvée reflétée dans l’œuvre de Nietzsche, sans croire à une influence massive et directe sur ses lecteurs. Mais nul doute qu’il a contribué à un Zeitgeist, à une atmosphère intellectuelle. C’est ce que Romain Rolland observe dans la frappante page du Voyage intérieur que cite Pierre-André Taguieff. On se demande même par quel miracle (s’il est permis d’utiliser ce terme) Nietzsche échappe encore à l’anathème, à la répudiation et à la cancel culture. Après tout, il ne condamne pas l’esclavage… Lu rapidement, sans discernement, l’ouvrage de Pierre-André Taguieff est de nature à jeter le discrédit sur une œuvre qui conteste les « valeurs » mêmes au nom desquelles on juge et on condamne…

La conclusion assez jésuitique de cet état de choses pourrait être : restons discrets, cachons l’insondable radicalité de sa pensée, sa contestation des religions et sa critique du nihilisme avant que les dévots de tout genre, les multiples « communautés » qu’en riant il aura offensés ne viennent interdire dans les universités et ailleurs la lecture abrasive du « philosophe tragique » et arrachent la plaque apposée sur le « rocher Nietzsche » à Sils Maria…

Avant de fantasmer autour du « surhomme » – de l’Übermensch, du surhumain –, songeons à ce que fut en vérité l’existence de Nietzsche. Ecce homo ! Philologue surmené à Bâle, admirateur déçu de Wagner, amant frustré de la trop belle et trop froide Lou von Salomé, musicien raté, écrivain habitué aux chambres sans chauffage des pensions suisses, à moitié aveugle, vomissant en voyage, affligé de migraines, prophète sans disciples, harcelé par sa sœur antisémite et sa mère, au total un esprit profondément inactuel, « intempestif », « unzeitgemäss », mal accordé à son temps. Faut-il créer un Nietzsche ad usum Delphini, adouci, atténué, aseptisé, classique et présentable, qui opère dans l’ombre, un Nietzsche humain, trop humain, pathétique par instants, fou de souffrance dans sa solitude sans écho ? Continuons discrètement à lire l’écrivain qui aimait tant avoir été comparé par un journaliste suisse à la dangereuse dynamite qui servait au percement du tunnel du Saint-Gothard.

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