L’enseignement des champignons

Certains petits livres sont comme les poissons-pilotes des baleines qu’ils devancent ou accompagnent. C’est le cas de Proliférations, un recueil d’articles d’Anna L. Tsing. Cette anthropologue américaine s’est surtout fait connaître avec la publication du Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, un livre-monde, une enquête extraordinaire sur la cueillette des matsutakés : des champignons qui deviennent sous sa plume à la fois des « bâtisseurs de mondes » et les témoins d’une précarité qui, à l’ère du capitalisme global et de l’Anthropocène, s’est généralisée en affectant tous les vivants, humains ou non-humains. Proliférations peut introduire à la pensée de cette écologiste-féministe-marxiste.


Anna L. Tsing, Proliférations. Préface d’Isabelle Stengers. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marin Schaffner. Wildproject, 128 p., 12 €


Les lecteurs d’Anna Tsing y retrouveront des thèmes qui lui sont chers : l’attention aux marges et à la diversité, qu’elle soit biologique, sociale ou cognitive, l’éloge du multiple, de l’hétérogénéité, du contingent, des agencements inter-espèces et du don. Le plus étonnant (et très marquant dans Le champignon de la fin du monde) est non seulement la virtuosité d’un cheminement dansant entre sciences naturelles et sciences sociales, et l’extension d’un circuit qui la conduit au Japon, en Finlande, dans l’Oregon et au Yunnan, mais aussi le parallélisme qui se fait jour entre la nature de ce mycète japonais, l’économie qu’ils occasionnent et la polyphonie qui en rend compte – une approche  toujours située, feuilletée, très fouillée, où s’imbriquent les histoires et les niveaux d’analyse.

Proliférations, d'Anna L. Tsing : l'enseignement des champignons

Dans le Lot (2010) © Jean-Luc Bertini

Comme Lévi-Strauss, Anna Tsing aime les végétaux et elle les fait aimer ; les champignons en particulier, sans doute parce que, comme elle, ils défient les catégories en déplaçant les frontières entre les ordres, et alignent les paradoxes. Ni plante ni animal, le mycète constitue un règne à part entière ; et son mode d’existence invisible ou presque est nécessaire à la croissance de la forêt. Ne poussant que sur des sols pauvres, des terres ravagées ou à l’abandon, les matsutakés sont singulièrement résistants. Rebelles à la domestication ou à la reproduction en laboratoire, ils suscitent des passions – « une fièvre » – car ils deviennent au bout du compte, au terme de nombreuses étapes intermédiaires, des marchandises de luxe : faisant l’objet de dons somptuaires au Japon, ils parfument des mets de choix.

Ce qui les caractérise biologiquement, ce sont surtout les liens symbiotiques qu’ils entretiennent avec les arbres. Les matsutakés aiment les « pins tordus » ; ils sont une « espèce-compagne » (notion empruntée à la philosophe biologiste Donna Haraway.) Et s’ils méritent une telle attention, c’est qu’avec eux, à partir d’eux, on peut combiner les savoirs et mobiliser des dynamiques politiques libres et généreuses : apprendre à observer le monde, s’attacher à des êtres qu’on croirait insignifiants et aux paysages où ils nichent, suivre avec délicatesse des lignes de vie entre humains et non-humains en s’intéressant à des pratiques immémoriales et à des marginaux : immigrés, exilés, vétérans de la guerre du Vietnam, vagabonds, contestataires du travail et de la société de consommation… dont les cueillettes effectuent une « économie de captation » et constituent des « communs latents ».

Deleuze nous a introduits au rhizome, Tsing enseigne la puissance underground des microrhizes et de leurs alliances mutualistes. En entourant ou en pénétrant les racines des arbres, et en leur fournissant nutriments et protection, les microrhizes, ces longs filaments entremêlés, composent un réseau qui a souvent été comparé au world wide web (Tsing parle de communauté.) Ils démultiplient à l’extrême, avec un minimum de dépense énergétique, les capacités d’expansion, d’exploration et de résistance de leurs hôtes. De leur côté, ceux-ci fournissent à ces champignons ce qui est nécessaire à leur subsistance. Ces échanges de services qui sont extrêmement répandus consacrent l’interdépendance, un des concepts-clé de Tsing. Ils n’en posent pas moins une question vertigineuse : « qui cultive qui ? » :  le pin ou le matsutaké ? les termites ou les archées, ces micro-organismes qui permettent à ces insectes de digérer le bois ? les myriades de bactéries qui logent dans notre intestin ou notre cerveau ?  Sur la base de cette incertitude ontologique, Tsing invite chacun à accepter sa vulnérabilité, et n’hésite pas à parler d’amour.

Proliférations, d'Anna L. Tsing : l'enseignement des champignons

Nous animaux humains sommes les seuls à prétendre à l’autonomie et à l’auto-conservation. Cet exceptionnalisme aveugle nous sépare du reste des vivants. Fondé sur la domestication et la domination du monde, il est soutenu par le monothéisme, rappelle Tsing au passage. Il a ceci de tragique qu’il aboutit à la destruction de la planète. L’Anthropocène est essentiellement un régime de coercition qui, contrairement à l’Holocène qui l’a précédé, ruine la coexistence du divers, le désordre magnifique des forêts, les agencements traditionnels (des villageois japonais ou de Bornéo) dont la mixité savante et les brûlis assurent des coexistences apaisées et fécondes. La figure la plus représentative et la plus dangereuse de l’Anthropocène reste pour Tsing la plantation.  On peut l’opposer trait par trait au milieu forestier. Aux antipodes de la gratuité, de l’absence de téléologie, de la mixité foisonnante de ce dernier, il y a l’ordre disciplinaire et quasiment militarisé des grandes exploitations d’aujourd’hui : simplification, standardisation, homogénéisation, que parachève le clonage. Banalités des temps modernes que l’on retrouve dans tous les domaines, et que Tsing fait dériver de l’agriculture.

Les plantes fabriquées dans les pépinières industrialisées n’ont ni le charme ni surtout la robustesse de celles qui sont cueillies au bord des chemins ou dans les patches à matsutakés, « sur les coutures de l’Empire ». Il n’y a plus d’espèces-compagnes pour les informer et les protéger, le temps manque pour neutraliser les envahisseurs. Elles se retrouvent sans défense face aux agents pathogènes qui les attaquent. Les plateaux stérilisés et les containers qui les déplacent d’un continent à l’autre résistent mal à ces imports virulents, malgré les lois phytosanitaires qui tentent de leur faire barrage. Bactéries et microparasites de toutes sortes, insectes, végétaux invasifs… tous les jardiniers savent ce qu’il en coûte lorsque cela s’emballe, autrement dit lorsque ce que Tsing appelle la résurgence – cette formidable puissance de renouvellement du vivant – est pervertie. Il arrive qu’à l’échelle de régions entières la flore soit étouffée par des aliens, végétaux dont la propagation et le développement échappent à tout contrôle. La sauvagerie n’est plus ce qu’elle était : elle nait des perturbations que provoquent la sylviculture moderne et les « pratiques industrielles et impériales ». La menace ne vient pas seulement du moins mais du trop.

Évidemment, les humains, et plus précisément ceux que les Yanomami appellent « le peuple de la marchandise », sont l’espèce la plus invasive au monde. Une plante n’est ni bonne ni mauvaise en soi. Elle négocie ses échanges réglés avec son voisinage, une inscription lente et sûre dans le paysage. On sait bien que les champignons peuvent aussi s’avérer dévastateurs. Mais la poursuite du profit a déchaîné des processus naturels implacables qui ne manquent de rétroagir sur les humains. Fondamentalement, la domestication des plantes n’est pas univoque. Tsing mentionne les incidences cruciales de certaines cultures sur les sociétés au cours de l’histoire : les plantations de canne à sucre au Brésil au XVIIe siècle sont indissociables de la colonisation, de l’esclavage et des traites négrières. Elle relie en survol la culture des céréales à l’avènement de l’État, des hiérarchies sociales et du patriarcat, en insistant sur l’aliénation des femmes. Qui domine qui ? Là aussi la question se pose au regard du travail que ces cultures exigent, des inégalités et des ravages qui en résultent. Des thèmes passionnants qu’elle effleure, et qui ont été développés par James Scott, David Graeber et Jared Diamond pour qui l’agriculture a été « la pire erreur de l’histoire de l’humanité ».

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