Fille unique

Kaoutar : sous ce prénom se cache une jeune romancière. Harchi : sous ce nom se cache une sociologue française d’origine marocaine. Comme nous existons est son premier récit autobiographique : l’écrivaine, née en 1987, dessine le parcours de sa vie, depuis l’arrivée en France de ses grands-parents jusqu’à son éclosion à elle, à dix-sept ans, le jour où elle découvre la sociologie qui lui offre un outil de compréhension de tout ce qu’elle a éprouvé mais n’a su dire.


Kaoutar Harchi, Comme nous existons. Actes Sud, 140 p., 17 €


Comme nous existons penche du côté de la littérature. Le récit de Kaoutar Harchi est fondé sur le sentiment et le sensible, les souvenirs, les impressions. L’écriture est d’une belle contemporanéité, empreinte de sensualité. L’ensemble est composé, découpé en une suite de chapitres très courts, de séquences qui sont autant de jalons dans la formation de la narratrice.

Comme nous existons, de Kaoutar Harchi : fille unique

Kaoutar Harchi (mai 2021) © Jean-Luc Bertini

La première séquence est lumineuse. Kaoutar Harchi évoque l’amour de Hania et Mohamed, ses parents, tout à la joie de voir et revoir le film de leur mariage : « 1984, Casa ». Pages chaleureuses, révélant un sens du rythme et un phrasé souvent magnifique, une finesse d’observation qui va avec une douleur assourdie. Ce chapitre initial dit la nostalgie des parents, leur joie fragile, les instants de bonheur qu’ils arrachent à une vie matérielle ingrate, la communion de la petite fille unique qui se cache pour voir et revoir le film elle aussi, le soir, seule, quand ses parents s’en vont nettoyer les bureaux des grands immeubles.

Puis la lumière se ternit. Suit une série d’épisodes où domine la vie scolaire de la fillette, de l’adolescente, puis de l’étudiante Kaoutar. Les malentendus et les humiliations se succèdent, malgré la bonne volonté des parents qui souhaitent les meilleurs établissements pour leur fille : l’école primaire du quartier « des pavillons », celui des « gens de là-bas », assis, enracinés et plus blancs. Puis le lycée privé catholique, peuplé de camarades aux yeux bleus, le bus scolaire où la ségrégation se fait naturellement et cruellement, le coran-miniature confisqué par le professeur qui le jette dans une boîte de trombones et de craies, l’usage méprisant ou maladroit du mot « arabe ».

L’ensemble est juste, le ton n’est jamais doloriste. Kaoutar Harchi se rappelle, réfléchit et se dédouble ; elle écrit, décrit, ressent et peu à peu intègre à sa langue des concepts ou des termes qui sont ceux de la sociologue qu’elle est devenue.

Le pari était audacieux. Le mariage entre la littérature et la sociologie est chose risquée, délicate. La seconde est une discipline, la première n’en est pas une. La seconde entend pénétrer et dompter la première qui persiste à lui échapper, non pas dans le flou, ni le ciel, ni le lâche, mais vers un autre type d’universel. Kaoutar Harchi emporte le pari mais se tord la cheville çà et là, son pied tombant dans quelques chausse-trappes.

Comme nous existons, de Kaoutar Harchi : fille unique

Nous-même, critique, nous pourrions ne rendre compte de ce récit qu’en le rangeant suivant une série de catégories venues des sciences sociales et passées dans le vocabulaire courant : violence symbolique, domination, racisme, société postcoloniale. Les termes sont là, éparpillés dans le livre, comme s’ils fournissaient le mode d’emploi. Mais ce serait réduire ce récit à un objet d’étude, l’emprisonner dans l’intersection et lui nier ses éclats de littérature et sa grâce.

« Vous dire alors que ces effets, considérés dans toute leur matière, ont fini par dessiner une direction singulière, forme de déviation terrible, plus subie que voulue, se réalisant entre les frontières du monde scolaire. Je suis devenue une petite exclue de l’intérieur lancée sur la pente abrupte de l’absence », conclut Kaoutar Harchi après une nouvelle humiliation qui lui est infligée devant tous ses camarades.

C’est pourtant le monde scolaire qui lui offre la clé qui lui permettra de comprendre, d’interpréter et de renverser – ou tenter de renverser – ce sentiment d’exclusion. Blessée mais curieuse, elle est en terminale et vient de rapporter les photocopies d’un essai découvert à la bibliothèque municipale : La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, du sociologue algérien Abdelmalek Sayad. L’effet que produit sur elle l’ouvrage est relayé par son professeur qui lui offre ces simples mots : « Vous pourriez vous inscrire en faculté de sciences sociales. » Soudain la porte s’ouvre.

Une conscience s’éveille, la découverte que l’expérience individuelle est une expérience partagée, l’identification d’un besoin de savoir, la reconnaissance par Kaoutar Harchi qu’il y a en elle une « prédisposition inscrite en moi, de longue date, à vouloir comprendre Hania et Mohamed ». Le chapitre est intitulé « À la recherche », il est le pivot du livre. C’est la pierre qui le place, qui lui permet de tenir droit sur la crête qui sépare la littérature de la sociologie, comme les parents, si aimants, ont cherché à « placer » leur fille. C’est avec eux que Kaoutar ouvre et ferme ce Comme nous existons.

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