Yougo-féminisme

Écrit en 2007, le roman Baba Yaga a pondu un œuf montre le corps et la vie des femmes âgées. Alors que la chasse aux sorcières se poursuit aujourd’hui dans la relégation que notre société inflige à ces femmes invisibles, l’autrice croate et yougo-nostalgique Dubravka Ugrešić renverse l’ordre établi par un détour du côté du folklore slave.


Dubravka Ugrešić, Baba Yaga a pondu un œuf. Trad. du croate par par Chloé Billon. Christian Bourgois, 340 p., 23 €


Triptyque qui combine récit autobiographique, fable satirique et essai, le livre de Dubravka Ugrešić est hybride au point que l’édition anglaise a fait appel à trois traducteurs différents ; c’est Chloé Billon qui l’a traduit du croate vers le français. Dans une première partie morose, dont le décor est Zagreb, une narratrice assiste au déclin progressif de sa mère qui perd ses mots et sombre dans la sénilité. Par contraste, la partie suivante, fictionnelle, délirante et clownesque, raconte les six jours que passent trois vieilles amies – Kukla, Pupa et Beba (trois variations autour du mot « poupée ») – en République tchèque dans un spa luxueux, pur produit de la transition vers l’économie de marché.

Chacune des quatre protagonistes évoque la figure mythique de Baba Yaga, sorcière slave aux nombreux visages, laide et méchante vieille femme qui enlève les enfants. Les symboliques en sont énumérées, décortiquées et analysées façon gender studies dans une dernière partie en forme de lettre écrite par la bien nommée Aba Bagay à l’éditeur, sorte d’exégèse de ce que nous venons de lire. Au moment où une fatigue nous prend face à un pot-pourri de péripéties sans queue ni tête, il nous est démontré que l’autrice n’a fait que condenser en un récit l’inconscient collectif de toute une aire culturelle.

Baba Yaga a pondu un œuf, de Dubravka Ugrešić : yougo-féminisme

Dubravka Ugrešić © Walter White

Si, selon Ugrešić, l’étude du folklore slave représente pour les Européens de l’Ouest et les Américains « leur colonialisme universitaire » et que chez les slaves il cache « dans la plupart des cas des nationalistes en embuscade », quand l’autrice s’en empare c’est pour le retourner en une critique sociale et en user comme d’un remède aux fantasmes du présent. L’ouverture du livre fait état de l’exacerbation, avec l’âge, d’une angoisse qui serait le lot des femmes, c’est-à-dire « le sentiment omniprésent que nul ne la remarquait, qu’elle était invisible ». En cause, le capitalisme sous le règne duquel « l’imagination humaine n’avait plus que le corps comme refuge ». Dès lors qu’il n’est plus possible de « modeler, renforcer et conformer à son idéal » le corps des femmes âgées, celles-ci doivent se cantonner à « devenir par mimétisme un troisième sexe, un sexe sans sexe, et vivre [leur] vie parallèle et invisible ». Les héroïnes d’Ugrešić, restées yougoslaves dans l’âme, crachent sur ces normes (« vieillir dignement, c’est de la merde ! ») et s’en indignent. Toujours vive, la prose de Dubravka Ugrešić s’apparente alors parfois à une version balkanique des premières pages du King Kong théorie de Virginie Despentes : « Imaginons la colossale armée des « folles », des clochardes, des mendiantes, des femmes au visage brûlé à l’acide, des femmes lapidées qui ont survécu… »

La supposée inadaptation au monde de ces femmes est conjurée par l’écriture, encore et encore, de leurs corps. Tout à la fois hilarantes et bouleversantes, les descriptions physiques de ces « créatures » se succèdent en un torrent verbal et les font exister dans un réel charnu et pluriel. L’une est « un reste d’être humain, un gratton humanoïde », une autre a « une poitrine si énorme qu’elle l’entraînait de tout son poids vers l’avant ». Ugrešić est sans pitié précisément parce qu’elles n’en ont guère besoin. Leur corps, fruit de la métamorphose des années, inspire à un jeune homme bosnien le sentiment « de se trouver face à une antique divinité ». Elles ne sont plus tout à fait humaines, leurs os étant devenus « creux et légers comme ceux des oiseaux ». Comme ces derniers, elles sont légion et, riches des connaissances et des expériences d’une vie, libres de s’envoler. À la fin du livre, la mystérieuse Dr Bagay se sent prête à effectuer sa mue vers la vieillesse : « Je n’ai plus que quelques heures humaines à vivre, avant que mes lèvres ne s’étirent en bec, que mes doigts ne se transforment en serres, que ma peau ne se couvre de plumes noires et brillantes… »

Décriée par la presse croate comme une « sorcière » antipatriotique, Dubravka Ugrešić a quitté son pays quelques années après la dislocation de la Yougoslavie. Depuis Amsterdam ou Berlin, cette écrivaine de l’exil écrit et réécrit la Yougoslavie perdue, que ce soit dans Le ministère de la douleur (2004) ou dans Le musée des redditions sans condition (1998). Elle procède par montages de fragments épars, collection de vieux objets qui ont la valeur inestimable de ce qui n’est plus, comme pour recomposer et rendre visible à nouveau, de mémoire, ce monde passé. Dans Baba Yaga a pondu un œuf, ses vieilles femmes ont l’invisibilité en partage avec leur pays disparu des cartes : « la même peur de disparaître, le même désir de laisser leur marque, de s’inscrire sur la carte ». À l’image du corps des femmes âgées comme de la Yougoslavie démembrée, le livre, déséquilibré à dessein, accumule des morceaux de « babayagalogie » et part dans plusieurs directions, autant d’histoires, de tableaux, de scènes de liesse et de vieillesse. Le projet féministe de Dubravka Ugrešić rencontre la yougo-nostalgie. Baba Yaga a pondu un œuf a tous les atours d’une farce et oscille finalement entre ode aux vieilles de l’époque du communisme et brûlot féministe.

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