Monstres & Cie

Les monstres font partie intégrante de notre univers culturel. Souvent exclus, ils n’en sont pas moins des figures majeures pour comprendre notre civilité, notre histoire, nos angoisses. Trois livres s’en saisissent et explorent ce qu’ils disent de nous-mêmes : une anthologie autour de l’ogre, une étude des figures du folklore russe et un essai d’Alberto Manguel sur les personnages de fiction.


Martine Courtois, Dans la cuisine de l’ogre. José Corti, 272 p., 22 €

Annick Morard, Ourod. Autopsie culturelle des monstres en Russie. La Baconnière, 304 p., 21 €

Alberto Manguel, Monstres fabuleux. Trad. de l’anglais (Canada) par Christine Le Bœuf. Actes Sud, 288 p., 22,50 €


Lorsqu’il reçoit le Golden Globe du meilleur réalisateur en 2017, le cinéaste mexicain Guillermo del Toro revient avec émotion sur la place des monstres dans son univers artistique et son existence même. Il bredouille : « Depuis mon enfance, j’ai été proche des monstres, j’ai été sauvé et absous par eux. Parce que les monstres, je crois, sont les saints patrons de nos bienheureuses imperfections. Et ils permettent et personnifient la possibilité d’échouer et de vivre. » Dans ses Monstres fabuleux, Alberto Manguel les aborde d’une manière voisine, lovés au cœur de notre imaginaire, terriblement proches, figures tout à la fois effrayantes et rassurantes. Il les perçoit non pas comme des figures répulsives ou effrayantes, mais, en les incorporant à la vie, comme des frères imaginaires, des monstres familiers qui peuplent nos solitudes. Réintroduits dans la communauté humaine, ils cheminent à nos côtés, nous accompagnent, nous ouvrent des voies d’existence qui ne renient pas nos contradictions.

L’écrivain argentino-canadien confie : « Tous ces monstres fabuleux sont d’une fidélité si inconditionnelle qu’ils ne sont pas troublés par nos faiblesses et nos échecs. » Ce qu’il entend par monstres ici, ce sont les personnages fictifs, très fortement ancrés dans ses lectures enfantines fondatrices, qui l’accompagnent, lui permettent une circulation dans un univers culturel en même temps qu’une échappatoire à la réalité. Figures extraordinairement hybrides qu’il décrit dans une quarantaine de portraits assez enlevés. On y croise des personnages de fiction inévitables comme la Belle au bois dormant, le Petit Chaperon rouge, Frankenstein, Dracula, Faust, Dom Juan ou Quasimodo, des figures mythologiques comme Lilith, Jonas, la Chimère, le Wendigo ou Satan lui-même. À ces archétypes, Manguel adjoint des personnages plus étonnants comme Sindbad, Queequeg, le capitaine Nemo, Long John Silver, Superman, Charles Bovary ou le grand-père de Heidi…

Galerie de portraits, micro-explorations d’œuvres ou d’univers, fantaisies érudites, Monstres fabuleux fait d’une collection un parcours intime qui esquisse une cohérence esthétique et intellectuelle, rassemble des obsessions, des inquiétudes, fait de la fréquentation d’êtres fictifs une lecture du monde. Comme toujours avec Manguel, c’est érudit, vif, habile. Mais si la mécanique du livre passionne – en témoigne une excellente introduction qui combine savoir et confidences –, la lecture de chacun des brefs essais peine à convaincre. On a un peu l’impression que ce livre découle d’une réflexion large et passionnante qui a apporté à Manguel une reconnaissance mondiale, mais qui, après ses œuvres majeures au tournant des années 2000 – Une histoire de la lecture, Dans la forêt du miroir et le Dictionnaire des lieux imaginaires (avec Guadalupi) –, semble un peu tourner en rond. On a compris sa théorie du lecteur comme métaphore et, si on est sensible à l’entremêlement du savoir encyclopédique et de l’expérience biographique, ces portraits en vrac semblent soit fort légers sur le fond, soit s’adresser à un public très peu informé. Demeure le lien qu’il instaure avec les créatures de l’imaginaire qui peuplent ou hantent nos existences, et Manguel parvient toujours à rendre sensible la manière dont des corpus intérieurs se forment, comment des figures ou des personnages s’imposent et influent sur notre manière de concevoir la vie, de relier nos expériences et, par là même, comment la fiction transforme le monde.

Martine Courtois, Annick Morard, Alberto Manguel : Monstres & Cie

Les contes et les personnages qui les traversent deviennent souvent, à force de relire les mêmes histoires, des archétypes qui structurent nos imaginaires et nos psychés. Au point qu’on en oblitère parfois la richesse et les significations diverses. Personne ne lit exactement la même chose et tout le monde s’appuie à une mémoire commune. On lit les contes ainsi, par traits, comme des blocs, d’une manière vraiment particulière. En fait, on ne lit pas vraiment, on s’en souvient, on se les répète, on en varie les formes. La très belle collection de José Corti consacrée aux contes, « Merveilleux », s’emploie à rassembler, autour de thèmes ou de personnages, des multitudes de versions de ce même qui semble sans fin. Entreprise au croisement de la littérature et de l’ethnographie, ces volumes, très bien troussés, offrent une expérience de lecture assez fascinante : lire la même chose sous des formes diverses. On y reconnaît une pluralité formelle qui paraît sans fin en même temps que l’on reconnaît dans nos cultures des traits, des habitudes, des angoisses semblables.

Dans la cuisine de l’ogre se loge au croisement de l’essai et de l’anthologie. Un texte de près de cent pages de Martine Courtois ouvre le volume, alors qu’en regard elle nous propose plus d’une vingtaine de contes qui mettent en scène des ogres ou des personnages voisins. On lira ainsi des versions bretonnes, picardes, normandes, provençales, nordiques, américaines, kabyles ou maliennes… Certaines sont brèves, superbes, intenses, d’autres plus développées et moins univoques. Mais l’enjeu n’est en aucun cas la compilation ou la stricte comparaison de variantes d’une même trame. Ce qui compte, c’est ce qui se dégage de ces lectures confrontées. Ainsi, on désapprend à lire ce que l’on croit connaître parfaitement. On explore des formes littéraires, on s’intéresse à des formes narratives, à des dispositifs, on en goûte la variété ; on y retrouve des émotions enfantines, des souvenirs refont surface au gré des variantes, on entend des voix familières… Mais on comprend aussi comment une communauté, ses peurs, ses angoisses, s’expriment dans la manière de raconter, de revenir aux mêmes schèmes narratifs, comment on envisage notre socialité, nos interdits et nos habitudes. On se passionne pour des traits culturels, des manières de raconter et d’envisager la fiction. On traverse des espaces culturels extrêmement disparates mais qui se recoupent sans cesse.

Martine Courtois propose une lecture élargie qui considère l’ogre, non pas comme un monstre dévoreur de bambins innocents, mais comme une figure complexe, civilisée. C’est dans la permanence de traits culturels qu’elle cherche des rapports pour se défaire d’une lecture cliché qui le cantonne à un rôle secondaire, brutal et sauvage. Elle nous rappelle que l’ogre est un monstre paradoxal, qui se met à table, qui cuisine, qui « savoure ». Maître de ses pulsions, il échoue dans ses tentatives de dévoration car il lui manque la subtilité de la parole et de la ruse. Elle refuse d’en faire un repoussoir ou de le cantonner dans l’effroi, de le réduire à sa différence. Elle nous rappelle que « les ogres sont de chez nous […], ils ne sont pas hors de la civilisation ». C’est une figure sophistiquée, qui maîtrise le feu, goûte les « friands morceaux », possède un logis confortable, souvent un troupeau, abrite une famille nombreuse et aimante… Martine Courtois propose ainsi, à travers un corpus qui surprend sans cesse, une contre-lecture d’un contre-héros qui nous fait éprouver nos existences, notre civilité, donne forme à nos peurs et à nos manques essentiels.

Le monstre ne se résume pas à sa différence ou à sa perception. C’est un révélateur, une forme qui fait se décaler nos univers et la perception que l’on en développe. Ainsi, dans l’introduction de son livre passionnant consacré aux monstres en Russie, Annick Morard écrit d’emblée : « Le monstre dérange, il fait désordre : c’est un fâcheux qui brouille les cartes, modifie les systèmes de représentations et, par conséquent, les habitudes intellectuelles et comportementales. Il force à déplacer, ou plutôt élargir les cadres de pensée et d’action. Bref, le monstre s’offre comme un défi – un défi épistémologique, éthique et esthétique. » Morard, spécialiste de la littérature et de la culture russe, en particulier soviétique, propose une réflexion très riche reliant l’histoire culturelle sur la longue durée à la manière dont les écrivains y participent. D’un côté, elle recontextualise avec beaucoup d’à-propos la place physique et mythologique du monstre dans l’histoire culturelle russe – de Pierre le Grand à la perestroïka pour aller vite – et, de l’autre, elle étudie un corpus d’une grande richesse, centré sur les années 1920 et 1930. Mais – et c’est là la grande force d’Ourod (un des termes russes qui désignent le monstre) – elle préfère proposer, plutôt qu’une lecture historique et continue de l’histoire culturelle, des nœuds esthétiques qui condensent les enjeux de cette figure tout en en cristallisant les modalités de représentation.

Martine Courtois, Annick Morard, Alberto Manguel : Monstres & Cie

Baba Yaga (début du XVIIe siècle)

Outre qu’on peut apprendre beaucoup de choses sur l’histoire de la Russie en lisant cet essai aux confluents de l’histoire, de l’ethnographie et de la littérature, on y réalise la place singulière du monstre dans sa culture (les explications lexicales qu’elle donne sont d’une grande richesse), la manière dont il est perçu au gré des grands changements culturels qui balaient ce pays-continent. Annick Morard fait du monstre une figure continue qui scande l’histoire d’une société, en montre les changements épistémologiques, témoigne de l’évolution des mœurs, des représentations, des conceptions intellectuelles, philosophiques et scientifiques sur plus de trois siècles. On passe ainsi de la Kunstkamera de Pierre le Grand aux freak shows de la première moitié du XXe siècle, découvrant des imaginaires qui vont des monstres mythologiques à la Baba Yaga (cousine de l’ogre), des siamois ou des hirsutes jusqu’aux géants et aux hybrides… Mais, plutôt que de présenter une galerie de monstres considérés à différentes époques, Annick Morard fait de cet exclu un révélateur des grands basculements moraux, intellectuels et politiques, l’incarnation du regard que nous portons sur nos situations et nos idées.

Son livre – dont la construction est assez complexe vu le nombre d’enjeux qu’elle considère – est porté par l’idée que la figuration du monstre, sa place, la manière dont on le perçoit ou s’en sert, s’amplifient dans les grands moments de transition civilisationnelle. C’est pourquoi Annick Morard s’appuie sur des textes et des écrivains de la période qui court de la révolution de 1917 aux grandes purges staliniennes. La manière dont s’articulent les textes étudiés (même si parfois, comme nombre d’universitaires, elle cède à une tentation d’hyperprécision un peu gênante) traverse, malgré la restriction temporelle, tous les enjeux historiques et culturels que le livre déploie.

Les textes de Mikhail Ossorguine ou de Iouri Tynianov sont passionnants, comme ceux plus connus de Zamiatine, Maïakovski et Boulgakov. Et ceux que l’on ne connaissait pas donnent grandement envie d’aller se plonger dans des œuvres, en particulier celles d’Andreï Sobol et d’Alexandre Tchaïnov… Ces textes, leurs auteurs, dessinent, en passant par la figure du monstre qu’ils abordent avec une diversité formelle et idéologique très variée, l’histoire et les crises qui font s’articuler une société très complexe en passant par le sérieux et le comique, l’anticipation et la fable, le réalisme ou la fantaisie… Ils réfléchissent l’utopie par le biais de la figure monstrueuse ; ils conçoivent la marge, l’atypique, comme des lieux d’incarnation du collectif et du temps qui passe ou se rompt.

Comme l’écrit Annick Mourard, lire ces textes, penser les évolutions culturelles de la Russie par l’intermédiaire des monstres revient à « tordre la pensée ». En lisant Ourod, on pense par le devers, on envisage l’histoire, la culture, les représentations, d’une manière altérée, révélatrice. Comme chez Alberto Manguel et Martine Courtois, le monstre n’est pas réduit à son altérité ou à sa différence. Il est envisagé comme un autre nous-même, une forme aigüe de l’existence en quelque sorte. En lisant ces livres qui portent un regard modifié sur le monde et notre intériorité, on ne se placera jamais du côté de la morale. Car, si les monstres sont séparés des autres, qu’on les envisage de manière répulsive ou au contraire positive, l’enjeu est de les reconnaitre comme une part essentielle de notre civilité et comme des figures centrales de nos sociétés.

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