La Commune après la Commune

72 jours qui ont 150 ans

La Commune peut-elle se reproduire ? Comment ? À quelles conditions ? Quelles seraient les erreurs à éviter ? Les textes très divers rassemblés dans Demain, la Commune ! se posent ces questions à coups d’anticipations dans les années qui suivent 1871, en même temps qu’ils témoignent de la résonance de l’événement, des angoisses et des espoirs qu’il a provoqués.


Demain, la Commune ! Anticipations sur la Commune de Paris de 1871. Une anthologie (1874-1899). Textes réunis par Philippe Éthuin. Préface de Jean-Guillaume Lanuque. publie.net, coll. « archéosf », 304 p., 23 €


Les textes réunis par Philippe Éthuin vont d’un court article d’Alphonse Allais à une pièce en alexandrins et à un conte politique, en passant par une chanson d’Eugène Pottier, l’auteur des paroles de « L’Internationale ». Les quatre autres textes sont des anticipations imaginant ce qui pourrait arriver plus ou moins loin dans l’avenir. Paradoxalement, la Commune de Paris historique apparaît peu dans ces œuvres. Associée aux bouleversements de 1870 – défaite contre la Prusse, siège de Paris et changement de régime –, elle intervient en creux, par l’onde de choc qui continue à inquiéter une époque incertaine. Ces textes, écrits rapidement, fébrilement pour certains, disent d’abord la fragilité de la IIIe République naissante, la crainte ou le désir d’une nouvelle guerre et la frousse de la révolution. Puis, une fois la république stabilisée et les plaies un peu refermées par l’amnistie de 1879-1880, la question du programme révolutionnaire réapparaît.

Anticipations sur la Commune de Paris : la Commune après la Commune

Épisode de la Commune, place de la Concorde, par Gustave Boulanger © CC0 Paris Musées/Musée Carnavalet

L’apaisement se laisse sentir dans l’article d’Alphonse Allais de 1899, à l’occasion d’un banquet anniversaire du 18 mars. L’auteur présente sa position sur 1871 en ouverture du texte : « Ainsi que Clemenceau le fait pour la Révolution, j’admets la Commune en bloc, et je professe à l’égard de cette magnifique insurrection, panachée pourtant d’un fort cabotinage et de quelque démence, un intérêt sans bornes ». Cependant, il ne traite que d’une anecdote, antérieure de vingt ans à la Commune. À ce banquet, Allais rencontre Jules Allix, une des personnalités les plus étranges de l’insurrection, plusieurs fois interné à Charenton pour déséquilibre mental avant 1871, et porté à la mairie du VIIIe arrondissement à moitié par sa propre initiative, à moitié par le suffrage populaire. Victime d’une escroquerie, il s’était fait vers 1850 le promoteur des « escargots sympathiques », théorie selon laquelle un lien persisterait entre deux escargots donnés, ce qui permettrait de communiquer à distance. En 1899, vingt-huit ans après la Commune, on peut en plaisanter. (Notons que l’escroc avait comme préfiguré l’intrication quantique, exploitée en science-fiction par Liu Cixin dans Le problème à trois corps ou par Ken Liu dans L’homme qui mit fin à l’histoire. De là, peut-être, la présence de l’article d’Allais dans un volume d’Anticipations sur la Commune de Paris.)

Tout à la jubilation d’une revanche imaginaire sur l’Allemagne, la courte pièce de Jules Bailly « Un mariage en 1886 » (1875) ne s’intéresse pas vraiment à la Commune, sinon comme à un mal supplémentaire ayant ajouté aux souffrances du siège. Les communards y deviennent des figures d’effroi, presque irréelles dans leurs excès démoniaques : « Parle-moi des guerriers affreux de la Commune / Chevauchant, dans Paris, le soir, au clair de lune ». Succubes sataniques, ils propagent les « périls de la terreur maudite ». Le référentiel est entièrement religieux : « La Commune en délire aux drapeaux odieux / Nous imposa bientôt ses autels et ses dieux. / Qui pourrait oublier jamais ses saturnales, / Ces sifflements d’obus, ces clameurs infernales, / Ces tours brûlant la nuit ainsi que des flambeaux, / Tous ces canons braqués au milieu des tombeaux, / Sous l’œil du Dieu vivant, dans le haut cimetière ? » Paris étant plus loin comparée à la « Babylone » de l’Apocalypse, on comprend alors les excès de la Semaine sanglante. Déshumanisés, privés de toute dimension politique, assimilés à des serviteurs de l’antéchrist selon un système de valeurs partagé par bon nombre des officiers de l’armée française, les communards n’ont plus qu’à être détruits.

À cette représentation, Eugène Pottier oppose en 1886 sa chanson « Elle n’est pas morte », dédiée justement « Aux Survivants de la semaine sanglante ». L’image du massacre militaire y domine : « On l’a tuée à coups de chassepot, / À coups de mitrailleuse » ; « Comme faucheurs rasant un pré, / Comme on abat des pommes, / Les Versaillais ont massacré / Pour le moins cent mille hommes. » L’exagération a valeur polémique, mais Pottier se fait aussi très factuel : « On a bien fusillé Varlin, / Flourens, Duval, Millière, /Ferré, Rigault, Tony Moilin ». Tous exécutés sommairement, sauf Ferré, condamné sur la base d’un faux. Pottier rappelle également le rôle joué par la presse et certains écrivains dans la diabolisation de la Commune : « Les journalistes policiers / Marchands de calomnies, / Ont répandu sur nos charniers / Leurs flots d’ignominies. / Les Maxim’ Ducamp, les Dumas, / Ont vomi leur eau-forte » (il s’agit ici d’Alexandre Dumas fils). Mémoire contre mémoire, celle des communards est moins chimérique.

« La Commune de Malenpis » d’André Léo en 1875 et « Histoire de la décadence d’un peuple (1872-1900) » d’Émile Second en 1872 regardent vers l’avenir immédiat. D’horizons politiques différents, les deux auteurs cherchent, par la dystopie, à détourner les lecteurs de la monarchie. Journaliste communarde exilée, André Léo représente sous forme de conte la décadence d’une commune libre se laissant séduire par la royauté, ses ors, son or et son ordre illusoires. Les habitants n’y gagneront que davantage d’impôts, une police, une armée et la guerre. Ils en sortiront par une révolution. L’intérêt du texte est d’identifier les maux qui guetteraient un régime communaliste : des dirigeants non révocables accrochés à leur poste, un enseignement figé, le conservatisme, les intérêts individuels.

Anticipations sur la Commune de Paris : la Commune après la Commune

L’Hôtel de Ville incendié, assailli par les troupes de Versailles, par Gustave Boulanger (1871) © CC0 Paris Musées/Musée Carnavalet

On sait peu de chose sur Émile Second, si ce n’est qu’il manifeste des convictions républicaines aussi modérées que fermes. Sur un mode catastrophiste, il décrit tous les malheurs qui frapperaient la France si elle choisissait de revenir en monarchie, comme le laisse craindre la majorité royaliste élue en 1871. Jusqu’à la disparition du pays. Émile Second rejoint André Léo sur le pacifisme, l’importance de l’éducation – qu’il veut obligatoire et gratuite – et la Suisse considérée comme un modèle. Quant à la Commune, il l’interprète selon ses convictions républicaines : « le but réel de cette insurrection, ce qui fit sa puissance, c’est qu’elle voulait la République véritable et non une République provisoire gouvernée par des monarchistes qui conspiraient ouvertement pour la renverser ». Même s’il dénonce les « excès » de la Semaine sanglante, l’émeute rejoint vite les poubelles de l’histoire : « La Commune fut vaincue comme le sont tous les mouvements populaires, parce qu’ils n’ont pas été prévus et organisés ». On sent Émile Second gêné par un mouvement qu’il va curieusement jusqu’à envisager comme instinctif, privé de volonté : « Elle fut une revendication inconsciente des classes qui souffraient, en même temps qu’une sorte de vengeance contre ceux qui avaient livré Paris ». Pour lui, cette crispation, cette crampe insurrectionnelle deviendra nécessairement hors sujet en république. Au contraire, André Léo la considère comme un horizon désirable mais difficile à établir ; pour en favoriser la pérennité, elle en indique à l’avance les écueils.

Si « Un mariage en 1886 » n’était qu’un monument – involontaire – érigé à la bêtise belliciste et littéraire, « Au bout du fossé !! La Commune de l’an 2073 » de René de Maricourt (1874) manifeste beaucoup plus de qualités, une certaine drôlerie et surtout une imagination hardie. Jean-Guillaume Lanuque souligne à juste titre dans sa préface : « Au-delà de son caractère d’anticipation et de jalon menant aux dystopies « classiques » (Nous Autres, 1984, etc.), ce texte, par certains de ses aspects (dont un président robotique) s’inscrit pleinement dans le « merveilleux scientifique » ». « Au bout du fossé !! » constitue un des tout premiers exemples de science-fiction dystopique.

En se projetant plus loin dans l’avenir que les autres auteurs, René de Maricourt s’autorise une vision plus audacieuse. À l’opposé de l’utopie agreste d’André Léo, il pousse à l’extrême la nature urbaine de la Commune. Après s’être reproduite et avoir cette fois réussi, elle est devenue un État indépendant, une ville de quarante millions d’habitants englobant toute l’Île-de-France jusqu’à Provins et Senlis. La surpopulation y impose de rationner l’espace, sous forme d’immeubles géométriques annonçant les grands ensembles. Tout comme l’air, respiré en bouteilles. Régis Messac reprendra cette idée en 1937 dans La cité des asphyxiés, mais cette fois comme un moyen d’oppression des classes laborieuses. Ted Chiang, dans la nouvelle éponyme d’Expiration (2020), en fait un signe de l’entropie du monde.

Maricourt amplifie jusqu’à l’absurde la logique égalitaire de la Commune pour la dénoncer. Ses Parisiens de 2073 doivent savoir tout faire, mais sans jamais dépasser la médiocrité. Ils portent tous les mêmes perruques et les mêmes vêtements grisâtres, se tiennent tous légèrement voûtés pour ne pas stigmatiser les laids et les vieillards. Dans cette dictature du même, la révolution advient, mais réduite à une pantalonnade où l’on met en pièces un président-robot. René de Maricourt ne semble pas avoir été conscient de la force de son texte, qu’il désamorce par une pirouette finale : tout cela n’était qu’un rêve… Il est dommage qu’il n’ait pas tenu compte de ce que Gustave Flaubert lui écrivit un jour : « L’Art ne doit pas faire joujou ».

Anticipations sur la Commune de Paris : la Commune après la Commune

« Ruines de la Commune. Berge de la Seine avec bateaux », photographie anonyme (1871) © CC0 Paris Musées/Musée Carnavalet

Plus tardifs, « Le triomphe de la révolution » (1890) de Michel Zévaco et « La cité de l’égalité » (1896) d’Olivier Souëtre se révèlent aussi être des rêves. Comme ils souhaitent, quant à eux, l’avènement de la révolution, on peut y voir un signe qu’ils ne croyaient pas vraiment que cela se produirait rapidement. Dans son article publié dans L’Égalité, Zévaco rejoue la Commune en racontant comment les révolutionnaires s’emparent de Paris en une nuit. L’objet du texte est énoncé dans sa conclusion : « nous aurons ainsi répondu à ceux qui nous disent sans cesse : Que ferez-vous au lendemain de la Révolution ? ». Il s’agit surtout d’exposer un programme. Dans la préface, Jean-Philippe Lanuque indique que « le soin apporté aux détails du nouvel ordre est également caractéristique d’un socialisme qui se veut pleinement scientifique, non sans ironie ». « La gestion des affaires nationales et l’organisation de la production et de la consommation », vastes domaines, sont notamment confiées à un « conseil national de statistique », composé de délégués élus par les régions.

La victoire de la nouvelle Commune est plus circonstanciée par Olivier Souëtre, chansonnier et officier fédéré blessé au fort d’Issy. Son récit est une uchronie dont l’histoire diverge de la nôtre en 1879. La révolution sociale y naît comme une force irrésistible, liée au refus d’une nouvelle guerre. Elle se poursuit en une guérilla préfigurant les conflits du XXe siècle, puis en une fraternisation avec les soldats allemands. La fraternisation comme moment décisif de la révolution se retrouvait aussi chez André Léo. Elle rappelle évidemment la journée du 18 mars 1871. Les anciens communards répètent dans leurs fictions la Commune, comme pour la conjurer de se reproduire. Souëtre détaille les accomplissements de cette société idéale : égalité des sexes, union libre, éducation collective, fusion des races en Algérie, et même création d’une mer intérieure rendant le Sahara cultivable.

Plus qu’ils ne reviennent sur l’événement de 1871, les textes de Demain, la Commune ! s’en font l’écho, le prolongent. Si le souvenir des atrocités est présent, qu’elles soient réelles – rappelées par Eugène Pottier – ou largement fantasmées – par le réactionnaire Bailly –, les angoisses et les attentes du futur dominent, avec avant tout la crainte d’une revanche franco-allemande, évoquée par André Léo, Émile Second, Olivier Souëtre et Jules Bailly, le seul à s’en réjouir. S’y ajoute, aussitôt après 1871, la conjuration d’un retour de la monarchie. Percent aussi chez René de Maricourt le spectre d’une dictature égalitaire ou chez André Léo le souci que l’utopie soit trop exigeante pour être de ce monde. Cependant, Michel Zévaco et Olivier Souëtre esquissent un horizon révolutionnaire, même s’il ne paraît pas tout proche.

Cette anthologie bienvenue permet d’accéder à des textes peu connus, comme s’y emploie l’excellente collection des éditions publie.net, « archéosf », et de sonder les imaginaires politiques de l’époque, secoués par un événement protéiforme, difficile à saisir par des fictions qui préfèrent tourner autour. En outre, surtout à travers les textes de René de Maricourt et d’Olivier Souëtre, on peut y observer les prémices du récit d’anticipation moderne comme moyen littéraire de traiter du politique.

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