Albert Memmi : la droiture

Cent ans, et que sais-je ? se sera peut-être dit à son terme, dans son doute systématique et son infinie pensée, l’écrivain franco-tunisien Albert Memmi (1920-2020), lui qui a pris la plume à la veille de sa seizième année pour ne la reposer qu’à un fil de son centenaire. Parachevant une œuvre abondante de romancier – dont la pétrifiante Statue de sel, préfacée par Albert Camus −, de sociologue et d’essayiste – dont le paradigmatique Portrait du colonisé précédé de Portrait du colonisateur, « géométries passionnées » selon son préfacier Jean-Paul Sartre –, voire de poète avec ses émouvantes Coplas d’un jeune homme amoureux − parues quand le vieil homme approchait de la fin du jour −, voici le premier volume (1936-1962) de son imposant Journal.


Albert Memmi, Les hypothèses infinies. Journal 1, 1936-1962. Édition de Guy Dugas. ITEM/CNRS Éditions, coll. « Planète libre », 1 432 p., 45 €


Ce premier volume océanique autant qu’exhaustif, en attendant la suite, présente donc, dans toute sa complexité et son étrangeté, ce qu’on appelle, d’Amiel à Gide et de Julien Green à Léautaud, un Journal. L’édition en a été établie par l’universitaire Guy Dugas, auteur naguère d’un Albert Memmi : écrivain de la déchirure, et qui avait publié en 2019, en avant-goût, son Journal de guerre, en fidèle serviteur et ami de celui qui se définissait comme « un Juif tunisien de culture française ».

S’il est un trait marquant chez cet écrivain, c’est la droiture du jugement. Conscient dès son plus jeune âge qu’il a quelque chose à dire et à écrire, il nous éclaire d’un « rayon qui n’a de cesse » (beau vers de Miguel Hernández) et qui irradie sur plus de huit décennies, avec une pensée qui ne s’écarte jamais de la pleine conscience du présent et de sa circonstance. Sans doute faut-il ancrer cette vocation dans le métissage culturel de l’auteur dont la langue maternelle était le judéo-arabe tel que le parlaient dans la hara (ghetto) de Tunis son père artisan et sa mère analphabète. Lui qui n’oublia jamais le sarcasme d’un maître d’école qui, chaque fois que le jeune Albert ouvrait la bouche, ne manquait pas de s’écrier « l’Afrique vous parle », dut à l’enseignement lumineux de Jean Amrouche, son professeur de français au lycée Carnot de Tunis et métis exemplaire (« franco-algérien-kabyle-chrétien »), l’éveil à la littérature, tout comme il dut à Camus et Sartre la naissance à l’écriture.

Les hypothèses infinies : le journal d'Albert Memmi

Carte de la Défense passive de Tunis © Fonds Patrimoine méditerranéen, Université Montpellier 3

Ce Journal de Memmi, Guy Dugas le définit comme une « Genèse infinie », tant il fourmille de projets et d’idées qui peu à peu prendront forme et feront livres, au point que c’est à lui, se plaît-on à rêver, que Malherbe a promis son bel alexandrin : « Et les fruits passeront la promesse des fleurs ». C’est pourquoi l’exégète parle aussi du « journal comme laboratoire ». Mais dans ce flot de richesses, il y a toujours alternance de « journal intime » et de « journal extime » − selon l’heureuse expression de Michel Tournier.

Sans jamais renoncer au retour sur soi et aux siens, c’est bien vers les autres que se penchera le penseur qui inventa deux termes pour désigner deux axes majeurs de sa réflexion, la judéité et l’hétérophobie. Si, malgré toute la justesse de ses Réflexions sur la question juive, Sartre lui paraît réducteur, les œuvres majeures que constituent Portrait d’un Juif et La libération du Juif, en passant par Le Juif et l’Autre, permettent de mieux cerner ce problème identitaire dans l’énoncé de termes tels que judaïsme, judaïcité et «  judéité », un mot dont la définition tient dans cette note de son Journal : « Le juif n’a pas la liberté de se choisir juif ou non-juif, il est juif, il ne lui reste plus qu’à être librement juif » ; et, s’il estimera plus tard, le 10 février 1962, que « la religion est […] une espèce de névrose », il livre déjà, le 17 février 1942, ce constat rassurant : « Le judaïsme est avant tout une éthique ». De même inventera-t-il le terme savant d’hétérophobie, unissant dans une même stigmatisation juif, arabe, noir, homosexuel et femme, tous objets de mésestime et de colonisation, qu’il définit à la façon d’un théorème comme la phobie de l’Autre, la haine des Uns envers les Autres… et vice versa. Albert Memmi n’aura jamais cessé de dénoncer, sous toutes ses formes et sur toutes ses cibles, le racisme.

L’extrême cohérence de cette pensée apparaît dès la première phrase de ce Journal, datée de septembre 1936 − il n’a pas encore seize ans : « Un singulier effet du commerce et de son jeu “normal” est que nous sommes obligés d’exporter les bonnes choses, les meilleurs produits de notre sol ou de nos mains et d’en garder ceux de qualité inférieure. Par exemple en Tunisie, les meilleurs raisins sont choisis, triés pour être envoyés en France. En Chine, le meilleur riz est expédié à l’extérieur, le peuple mange le riz de qualité inférieure. Plus grave encore il y a le dumping. Dans ce cas-là, les produits sont meilleurs et coûtent meilleur marché que dans leur pays d’origine, car les producteurs veulent conquérir le marché. Est-ce que les hommes ne sont pas à plaindre ? »

Voilà comment un adolescent saisit déjà l’enjeu économique de la colonisation, sait l’étendre au-delà de sa Tunisie natale à toute la planète, perçoit la mécanique torve du commerce international, et enfin se prend de pitié pour les hommes, ces « colonisés ». Et en décembre de cette même année 1936, le jeune homme semble avoir tout compris du monde qui s’ouvre à lui et où il sait bien qu’il n’aura d’autre place que celle d’un déclassé : « Le monde n’est qu’un malentendu » − un mot que Camus portera à la scène. Faut-il qu’il soit né philosophe, lui qui tentera l’agrégation de philosophie mais reposera son stylo devant sa feuille blanche tant il se sent hors jeu, étranger à ce petit monde parisien et à ces concurrents trop bien de leur personne : ce sont les pages initiales de La statue de sel.

Les hypothèses infinies : le journal d'Albert Memmi

L’impasse où est né Albert Memmi, à Tunis © Fonds Patrimoine méditerranéen, Université Montpellier 3

C’est qu’il a des yeux pour voir l’imposture et, l’année suivante, il note, en précoce sagesse : « Les hommes depuis tant de siècles pensent en vase clos. Ils ne font que tourner dedans ». Et il s’en étonne, tant la chose lui semble courante, universelle : « les mots “cynique” et “naturel” sont synonymes », se dit-il. Ses yeux s’ouvrent donc très tôt sur le combat social : lui qui se définira toujours comme un homme de gauche, assistant à une grève du Monoprix de Tunis fin 1937, il jette sur son cahier cette réflexion qui ne manque pas de résonance à l’heure des multiples manifs : « la police est là quand il s’agit de grève, de menus faits, mais jamais quand il y a une bagarre ou un assassinat », certes avec toute l’âpreté de la jeunesse (il a dix-sept ans, n’est-ce pas ?). Raideur ou intransigeance, sa position face au suicide qui, on le sait, a toujours tracassé l’adolescent au seuil de l’existence, lui fait noter : « Si la vie ne me satisfait plus, je me suicide. On [Édouard Sfez, ajoute Memmi dans la marge] m’a dit que c’est une lâcheté que de se suicider, car on n’a pas le courage de porter des chaînes trop lourdes. […] Un condamné à la prison ou au bagne à perpétuité ne ferait-il pas mieux de se suicider ? » Eh bien ! comment s’étonner qu’Albert Memmi, sur le tard, ait été membre du comité d’honneur de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité ? Une grande cohérence de pensée et d’attitude surgit à chaque page de ce profus Journal.

Memmi a toujours placé la vérité, ou sa quête, au-dessus des dogmes, des diktats, de la pensée unique, et c’est en cela qu’il fut toujours, en même temps qu’un défenseur à tout crin de la liberté, un homme libre. À preuve cette interrogation du 25 juillet 1937 : « A-t-on le droit, même si l’on est membre d’un parti quelconque, de se taire, de ne jamais dire quelque chose de différent de la ligne du parti sous prétexte que cela nuira au parti ? » Ce qui ne l’empêche pas de poser la question la plus importante, alors que la Tunisie est déjà sous la botte italienne : « Accepterais-je de mourir pour des convictions politiques ? La vie vaut-elle d’être sacrifiée pour une idée quelconque ? » Et certes, c’est un jeune homme qui s’interroge, qui dit même manquer de courage, alors que nous savons que, quelques années plus tard, il se portera volontaire pour partager le sort des travailleurs forcés juifs que les Allemands avaient raflés dans Tunis, aidés en cela, là comme à Paris, par la police française, et surtout par les membres du SOL (Service d’ordre légionnaire) œuvrant pour ce qu’ils appelaient « la France nouvelle » − et l’on rappellera que, de novembre 1942 à mai 1943, les forces de l’Axe occuperont la Tunisie et que, le 6 décembre 1942, le haut commandement allemand demandera aux leaders de la communauté juive de leur fournir une liste de 2 000 Juifs : « Il y a une quinzaine de jours, les S.O.L. font irruption dans un immeuble et, révolver au poing, font évacuer tous les appartements juifs. Ils étaient, je crois, au nombre de dix ou douze. Les malheureux n’eurent le droit d’emporter ni linge, ni couverture, ni même des provisions de bouche. Je me demande où commence le banditisme et où finit la réquisition. »

Reste la littérature, indispensable recours, inappréciable secours, et ce désir souverain qu’a le jeune Albert de lire et de se découvrir. Son admiration en 1943 va à André Gide et à ses Faux-monnayeurs, Gide dont la « grande intelligence n’exclut pas des sentiments troubles qui relèvent de la psychanalyse », mais c’est au personnage du roman qui tient un journal intime qu’il cherche à s’identifier, le 13 février 1943 : « Édouard dans Les Faux-monnayeurs écrivait dans son journal qu’il n’était jamais sincère, qu’il jouait continuellement. C’est exactement ce que je ressens. J’ai toujours l’impression que je me regarde vivre, ou plutôt qu’une partie de moi-même regarde vivre l’autre. […] Je peux désirer ardemment quelque chose, mais il reste toujours en moi une partie qui regarde l’autre désirer. »

Peut-être percevra-t-on là l’influence de Jean Amrouche, maître de Memmi et grand ami de Gide, et l’on se souviendra des précieux entretiens radiophoniques des deux hommes sur les ondes françaises, tout comme on se reportera au précieux ouvrage édité par Guy Dugas : André Gide, Jean Amrouche : Correspondance 1928-1950 (Presses universitaires de Lyon, 2010). Dans ce sillage, on notera aussi la lecture de Montherlant, dont l’œuvre avait un grand retentissement en Algérie et en Tunisie, mais ce qui intéresse le Memmi devenu trentenaire  (23/09/1953), c’est avant tout la « technique » de l’auteur des Bestiaires : « Au fond, je ne travaille pas assez ma technique. Montherlant (Le Démon du Bien) avoue l’usage constant d’un carnet de notes. Gide (Les Faux-monnayeurs) id. Il faut que je pense plus minutieusement à mon travail, que je barbouille constamment comme un peintre fait des croquis. »

Les hypothèses infinies : le journal d'Albert Memmi

Albert Memmi jeune homme, à droite © Fonds Patrimoine méditerranéen, Université Montpellier 3

Il y a là comme une mise en abyme, car ce Journal de Memmi renvoie ici à la confection du journal intime et à sa nécessité. Alors, bien sûr, beaucoup d’écrivains défilent dans ces pages, dont Aragon et ses Beaux Quartiers : « Chapeau ! », écrit-il, le 22 mars 1955, sans éviter ce coup de griffe : « Quel que soit l’agacement que provoque l’homme, c’est indiscutablement un grand romancier ». Autre coup de griffe, Les gommes de Robbe-Grillet  dont il dit en 1962 : « L’ennui me gagne au bout de 20 pages. C’est vraiment le comble : avoir réussi à ennuyer avec un roman policier ». Au-delà des contemporains, on grappille cette savoureuse appréciation de l’auteur dont il faisait ses orges au lycée : « Si Montaigne avait fait de la Psychologie, il n’aurait jamais écrit Les Essais. Car, doutant de l’originalité de ce qu’il découvrait en lui-même, il aurait eu moins de souci de le noter. » Au passage, on aperçoit Maurice Nadeau, qui parcourt ces pages à maintes reprises, et dont Memmi a plaisir à noter, le 18 septembre 1954 : « Maurice Nadeau : “La Statue de sel est un grand livre.” »

Ce Journal, de par sa structure même ou sa vocation, est foisonnant, bouillonnant, désordonné, touchant à tout, de la moindre vétille quotidienne aux immenses défis politiques, du simple mouvement d’humeur à la projection d’une théorie, fait de menus constats et de pensées grandioses, dont il serait vain, voire impossible, de faire étalage dans les limites d’un compte rendu forcément sommaire. De ces milliers de signes, on retiendra non pas cette envie d’écrire et de tout dire, mais cette impossibilité de ne pas le faire, car c’est vraiment ce qui explique l’immensité d’une écriture qui, au jour le jour, et dès ses seize ans, conduit l’écrivain à se pencher encore sur le métier la veille de son centenaire. On retiendra alors cette seule notation, en 1957, capable d’expliquer toute la démarche de ce Journal : « Je suis acculé à dire exactement, à tout dire, parce que c’est ma seule arme. »

Tout commence en définitive en juin 1942, quand, levant les yeux au ciel et mesurant l’immensité sans bornes – ce que les kabbalistes de Safed nommaient Ein-Sof (« sans-limite »), c’était leur définition de la divinité −, dans une attitude et une réflexion qui renvoient, peut-être, au regard lumineux d’Auguste Blanqui dans L’éternité par les astres, Albert Memmi note dans son Journal : « Toutes les hypothèses infinies sont justifiées. Il y a seulement d’autres mondes et jamais une fin. »

Ce qui nous ramène à une seule hypothèse, la vie, l’avers de l’unique problème philosophique sérieux selon Camus, le suicide, dont Albert Memmi défendait l’option dans son adolescence. Cet infini-là, cette absence de fin dans la succession des mondes, donc des êtres et des choses, nous reconduit finalement à cette acceptation raisonnable de la vie, voire à sa sacralité − l’un des dogmes du judaïsme −, et qui illustre magnifiquement la sagesse d’un homme dont la pensée, étendue sur un siècle tant secoué de cahots, de désastres et d’utopies foulées aux pieds, nous éclaire tout à la fois sur la misère humaine et l’infinie bonté.

Tous les articles du n° 122 d’En attendant Nadeau