Venant de Marseille

Le plus déroutant quand on referme le livre d’Hadrien Bels, c’est qu’on ne saurait dire si c’est un roman profondément nostalgique ou une histoire débordant d’énergie et de lumière. Les deux peut-être. Cinq dans tes yeux est en tout cas un magnifique portrait de Marseille et de ses habitants, entre Vieux-Port, Belle de Mai, marché de Noailles et plage du Prophète. C’est souvent très drôle, notamment quand le narrateur décrit les exploits et les déboires des habitants du Panier. Ou les mœurs des bobos parisiens expatriés à Marseille, ceux que les lascars de la place des Moulins appellent les Venants et qui se baladent dans la ville « comme un beau-père qui sort de la chambre de ta mère en caleçon ».


Hadrien Bels, Cinq dans tes yeux. L’Iconoclaste, 300 p., 18 €


Le récit d’Hadrien Bels avance par allers et retours entre hier (les années 1980) et aujourd’hui, entre le quartier populaire du Panier et le périmètre cours Julien-la Plaine, épicentre de la vie sociale des Venants, avec son marché bio, ses boutiques de créateurs et le bar-cinéma L’Espadon, ouvert par des gens qui ont « senti un besoin de cinéma alternatif ».

Le sujet de Cinq dans tes yeux est aussi celui du film que Stress, le narrateur, veut réaliser : l’histoire d’un groupe d’amis qui a explosé avec la réhabilitation du Panier. « De leur jeunesse, il ne reste plus rien. Prends une photo de classe : pratiquement plus aucun Arabe ou Noir. C’est comme si on avait effacé un écosystème, tranquille, en silence ». En attendant de trouver un producteur, Stress gagne sa vie en filmant les danses tribales de banquiers devant un 4 étoiles de Courchevel. Ça, c’est dans les périodes fastes. Sinon, il fait le caméraman dans les mariages arabes.

Avant, il y a eu une enfance dans le quartier du Panier, entre une mère intello de gauche, des voisins fraîchement immigrés et des junkies dans les escaliers. Il y a eu des copains de classe comoriens et algériens. Stress est le seul élève à peau rose, il tente de compenser par une tête rasée et l’usage judicieux de quelques mots d’arabe. Aujourd’hui, son écosystème, ce sont les vagues connaissances avec qui il partage de la MDMA le week-end. Et puis les Venants, avec leur snobisme borné, leurs pantalons retroussés, leur groupe Facebook « en lutte contre la gentrification de la Plaine » et leurs artistes qui se mettent « en danger en allant filmer une communauté qui chasse l’ours en Sibérie ».

Cinq dans tes yeux, d'Hadrien Bels : venant de Marseille

Autant les scènes chez les Venants sont d’une acuité acide, autant les souvenirs de jeunesse sont racontés avec une générosité amusée. Au cas où on aurait eu un doute, le cours Julien c’est eux, et le Panier c’est nous. Jeux idiots, petits trafics, piteuses tentatives pour entrer en boîte, respect absolu des codes capillaires – « tu faisais pas gaffe, tu pouvais finir avec une coupe de Marocain de Miramas ». Mais, surtout, Cinq dans tes yeux raconte la solidarité et un rassurant sentiment d’appartenance, même si, « en dehors du Panier, on n’était plus personne. Quand on réussissait à s’en échapper, pour aller à la plage… on avait des visages de chiens inquiets ». L’histoire est emportée par une écriture magnifiquement colorée, vivante, électrique parfois. L’une des grandes forces de ce premier roman d’Hadrien Bels, c’est la parfaite justesse des dialogues, qu’il fasse parler les Venants ou les ados de la place des Moulins.

Cinq dans tes yeux n’est pas juste un roman social, ou sociologique, c’est aussi la description d’un malaise intime, du sentiment persistant de ne jamais être au bon endroit au bon moment. C’est aussi une variation sur l’humiliation. L’humiliation, c’est quand ceux qui dînaient chez toi il y a peu te saluent d’un air distrait. Quand, dans un mariage arabe, un ex-clandestin fait semblant de ne pas te reconnaître. Quand tu vois sur Facebook tous les signes de réussite de Clara, ton ex, partie à Paris. « Je l’ai vue, cette série de clichés, comme un blédard sans visa dans une cabine de cybercafé à Alger ». Violent comme une redescente de MDMA.

« Quand est-ce que tout est parti en couille ? », se demande Stress. Peut-être que le problème c’est juste que l’enfance a une fin. Et peut-être que Cinq dans tes yeux est un roman sur l’enfance ou plutôt sur ce qu’en comprend un jeune adulte à l’heure des premiers bilans. S’il est parfois aussi poignant, c’est qu’il évoque un paradis perdu. Et peu importe si le paradis, ce sont les ruelles insalubres du Panier d’autrefois.

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