Manifestation permanente

Spécialiste de l’histoire de la manifestation au XXe siècle, Danielle Tartakowsky prolonge, avec On est là ! La manif en crise, son analyse scrupuleuse des cortèges en ouvrant son livre sur les événements contemporains, et principalement le mouvement des Gilets jaunes.


Danielle Tartakowsky, On est là ! La manif en crise. Éditions du Détour, 272 p., 19,90 €


Cet ouvrage est d’autant plus utile qu’il apparaît comme un complément plus que nécessaire aux nombreuses images « brut » de la violence policière contemporaine et des conditions de manifestation dans l’espace public. Le film récent de David Dufresne, Un pays qui se tient sage, se montre par exemple soucieux de ne pas hiérarchiser les discours, désireux de produire un dialogue, voire une polyphonie : c’est exclusivement sur les pratiques, à partir d’images prises par les manifestants lors de ces événements, que des victimes, des sociologues et historiennes, un syndicaliste policier, un écrivain ou encore un avocat s’y expriment. Mais un point essentiel est oublié, qui aurait pu faire du film un instrument de contre-documentation, un outil de lutte : situer historiquement ces archives (le lieu, le jour, l’heure). Nommer, situer, dater était selon Foucault, s’exprimant à propos de l’intervention de la psychiatre Édith Rose sur les violences de la prison de Toul en 1971, la fonction de l’intellectuel spécifique.

Danielle Tartakowsky, On est là ! La manif en crise

Manifestation des Gilets jaunes à Paris © Plein le dos

Le livre de Danielle Tartakowsky, historienne absente du film, propose une série d’analyses très utiles de l’occupation de la rue et de sa répression pour comprendre, non seulement les images, mais aussi le discours des « témoins ». La chercheuse, après avoir synthétisé les principales conclusions de ses travaux antérieurs, s’attache à l’histoire des formes de contestation au cours de ces vingt dernières années, à commencer par la mobilisation de Seattle. Ce regard en arrière, mais aussi plus large géographiquement, replace les luttes actuelles dans un vaste mouvement de contestation du néolibéralisme.

Danielle Tartakowky fait ainsi un long détour par l’étranger pour montrer comment s’opèrent des transferts de modes d’action, comment aussi la rue dans le monde entier s’affirme comme une menace – en 2002, note-t-elle non sans ironie, le sujet de l’épreuve de culture générale du concours d’entrée à l’ENA était « le pouvoir et la rue ». L’historienne montre ainsi en miroir la manière dont, en France entre 2003 et 2006, l’exécutif a développé un discours affirmant, comme pour s’en convaincre, que « ce n’est pas la rue qui gouverne ».

L’année 2005 fait date à ses yeux, avec le succès des manifestations contre le Contrat première embauche (CPE). Le texte de loi n’est pas retiré, mais le Premier ministre, Dominique de Villepin, considère que « les conditions ne sont pas réunies » pour son application. Les années suivantes, le pouvoir tend à poser le rapport à la manifestation en termes de chantage : la manifestation devient une « menace pour la démocratie ». Les manifestations de droite, la mobilisation contre le « mariage pour tous », contribuent à cette situation, de même que les attentats au milieu des années 2010. De là, la généalogie fine réalisée par Danielle Tartakowsky d’une mise en crise de la doctrine du maintien de l’ordre.

Le soulèvement des Gilets jaunes apparaît ainsi comme, non la fin de la manifestation, mais l’avènement de « la manifestation permanente ». L’historienne insiste sur les nouveaux espaces, ils ne sont pas neutres : les ronds-points sont des symboles du flux néoliberal et les Champs-Élysées sont le lieu du tourisme et du commerce mondialisés. Et Danielle Tartakowsky de se faire l’écho de ces mouvements comme produisant un espace commun, une planète unique, éclairant remarquablement le mot d’ordre des Gilets jaunes : « On est là ».

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