Documenter la police

La police ou le chaos ? Se soumettre ou se révolter ? Est-ce la seule alternative ? Les violences policières et les résistances qu’elles suscitent ne constituent pas un invariant historique des rapports entre police et société. Elles prospèrent dans certaines circonstances sociales et politiques. Débattre des modalités et des finalités de l’action de la police relève aujourd’hui de l’urgence démocratique. À leur manière, l’ouvrage collectif Police et le documentaire de David Dufresne, Un pays qui se tient sage, le rappellent et illustrent la difficulté d’une réflexion qui mériterait d’être menée sereinement et largement.


Amal Bentoussi, Antonin Bernanos, Julien Coupat, David Dufresne, Éric Hazan et Frédéric Lordon, Police. La Fabrique, 121 p., 12 €

David Dufresne, Un pays qui se tient sage. Distributeur : Jour2Fête. Durée : 1h 26mn


L’action policière et ses acteurs ont suscité, depuis l’Ancien Régime et de plus en plus à l’époque contemporaine, de multiples formes de récits, souvent partielles et partiales, liées à des entreprises communicationnelles, fictionnelles – littéraires, puis cinématographiques –, corporatistes, dénonciatrices, militantes. Parmi ces récits, ceux des sociologues, des politistes et des historiens de métier apparaissent minoritaires et parfois difficilement audibles. Aujourd’hui, les discours sur la police prolifèrent, mais ceux qui sont susceptibles d’offrir des clefs de compréhension, dépassionnées et non instrumentales, peinent à se faire une place.

Un pays qui se tient sage, de David Dufresne : documenter la police

Paris (2019) © Jean-Luc Bertini

Jusque dans les années 1980-1990, la police était un « objet perdu des sciences sociales », délaissée par une corporation universitaire plutôt marquée à gauche, rétive à se pencher sur le bras armé de l’État, sur l’instrument de la domination des classes dirigeantes et plus encline à s’intéresser à tous les groupes en butte aux contrôles et à la répression étatiques. Dans les quarante dernières années, c’est sous l’impulsion initiale de la sociologie, des sciences politiques et de l’histoire contemporaine, irriguée par des questionnements venus d’outre-Manche et d’outre-Atlantique, que s’est constitué un domaine de recherche, inégalement reconnu – notamment par l’institution policière elle-même –, attentif à étudier à la fois les pratiques policières, les organisations professionnelles et les métiers de la police, tout en considérant sous un jour moins schématique les rapports entre police et population.

Dans Un pays qui se tient sage, David Dufresne sollicite, parmi d’autres témoins, certains chercheurs en sciences sociales et humaines comme le sociologue Fabien Jobard, le politiste Sébastian Roché, les historiennes Mathilde Larrère et Ludivine Bantigny, non pour une expertise en surplomb, mais pour commenter des scènes filmées de maintien de l’ordre et confronter leur analyse, par exemple, aux réactions de syndicalistes policiers. Il s’agit bien de débattre, de présenter des points de vue autour d’une interrogation centrale, ancienne (antérieure à la Révolution française), mais absolument fondamentale dans une société qui se veut démocratique : à quelles conditions l’action de la police peut-elle être ressentie comme légitime ? À partir de quels seuils, de quels registres d’interventions, les pratiques policières peuvent-elles sembler créatrices de désordres plutôt que protectrices ?

Tout à l’inverse, le petit volume collectif Police instruit plutôt un procès à charge de l’institution. À ceux qui défendent la police comme pilier d’un ordre républicain menacé, il oppose les motifs d’une détestation « universelle » de la police. Mais, en procédant le plus souvent par affirmations péremptoires et constats « d’évidence », il se dispense de réfléchir à ce qui détermine les régulations qu’une société se donne. Même s’il est vrai que des pans entiers de la population ont aujourd’hui davantage le sentiment de constituer des « cibles » que des citoyens protégés par les services de l’État.

Un pays qui se tient sage, de David Dufresne : documenter la police

Un pays qui se tient sage, de David Dufresne © Jour2Fête

Depuis l’Ancien Régime, les modes de publication et de réception des divers récits inspirés par la police se sont transformés, au gré de l’évolution de la sphère publique et des systèmes de communication, au fil de la multiplication des supports et des mutations de l’institution policière elle-même. Voilà plus de deux siècles, l’explosion pamphlétaire au début de la révolution de 1789 prenait ainsi pour cibles, notamment à Paris, les pratiques arbitraires de la police symbolisées par les « enlèvements » et les ordres du roi permettant les internements administratifs, l’espionnage généralisé et toutes les formes d’enregistrement bureaucratique de certains groupes « à risques », l’éloignement de la police des attentes ordinaires de la population. Si ces textes contribuent à forger une légende noire de la police d’Ancien Régime qu’il convient de considérer aujourd’hui avec précaution, ils traduisent aussi l’émergence dans les années 1780 d’une exigence de transparence. Au nom de la garantie des droits des citoyens, la police doit pouvoir rendre compte de ses actes et ne pas agir sans contrôle. Face à cette demande de publicité appuyée sur la diffusion des imprimés, émanant du « tribunal de l’opinion », si contraire au « secret du gouvernement » absolutiste et à celui de la police, les responsables de cette administration, mais aussi leurs subordonnés, se montrent particulièrement réticents. L’adoption de la Déclaration des droits de l’homme en juillet 1789, qui, dans son article 12, rappelle qu’une « force publique », nécessaire à leur garantie, est « instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée » et, dans son article 15, que la « Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration », constitue une véritable rupture. Dans une société qui n’est plus fondée sur une inégalité juridique fondamentale et qui proclame la souveraineté de la Nation, l’ordre public ne peut plus être un attribut de l’arbitraire monarchique, ni s’organiser sans garde-fous.

À plus de deux siècles de distance, la multiplication de vidéos amateurs ou de journalistes, prises lors des manifestations ou de scènes d’arrestations, qui font la matière d’Un pays qui se tient sage, nourrissent l’analogie avec l’ouverture de la sphère publique dans les années 1780. Ces nouveaux supports actualisent les enjeux liés à la publicisation des pratiques policières et, au-delà, à la conservation de la documentation ainsi produite dans les dépôts d’archives, puis à sa communication. Sans négliger la nécessité d’un usage critique et contextualisé des sources, il faut bien constater que cette prolifération d’images élargit et consolide une sphère publique, indépendante de la communication étatique, qui peut imposer un débat sur la légitimité des violences policières. Le premier mérite du travail de David Dufresne réside dans ce rappel du principe de publicité, qui reste fondateur d’un État de droit. Les refus de plusieurs responsables de la police de participer aux entretiens autour desquels le documentaire est construit, rappelés dans le générique de fin, signalent la logique de fermeture qui prévaut aujourd’hui dans l’institution – en France particulièrement, non dans tous les pays d’Europe – à l’égard des demandes de la société comme des chercheurs en sciences sociales.

Un pays qui se tient sage, de David Dufresne : documenter la police

Un pays qui se tient sage, de David Dufresne © Jour2Fête

Cette logique de fermeture, cet esprit de citadelle assiégée, repose sur un postulat implicite : on ne peut émettre de critique envers la police sans vouloir en même temps la ruine de la tranquillité publique, sans fragiliser la position de ceux qui peuvent aller jusqu’à risquer leur vie pour rassurer et protéger les citoyens. Ce postulat trouve son pendant dans des textes militants qui considèrent, à l’inverse, que toute enquête sur la police relève au minimum d’une forme de naïveté euphémisant la vérité des rapports de domination. « La population hait la police et personne ne pourra lui dire qu’elle n’a pas raison », assène Frédéric Lordon dans Police, tandis qu’Antonin Bernanos, militant « antifa », tente de démontrer, assez lourdement, la nature par essence fasciste de tout État et de sa police. Importe-t-il ici de savoir que les enquêtes menées, notamment par le politiste Sébastian Roché (De la police en démocratie, Grasset, 2016), récemment exclu des cycles de formation de la police nationale, montrent, au contraire, un bon niveau de confiance a priori de la population à l’égard de la police, dont l’activité ne se résume pas au maintien de l’ordre lors des manifestations ? Et que ce sentiment tend – a posteriori – à se dégrader lorsqu’on a eu directement affaire à la police, en particulier dans certains quartiers et dans certains groupes d’âge et de population ? Là est peut-être ce qui mériterait d’être creusé et qui met en cause la formation des policiers, la gestion des ressources humaines au sein de l’institution, des conditions de travail, et une façon d’envisager les rapports de la police avec la société environnante.

L’ouvrage collectif des éditions de La Fabrique pourrait être rapproché d’une ancienne littérature pamphlétaire ; il soulève néanmoins des questions importantes, comme celle de l’empreinte laissée par les guerres coloniales dans certaines pratiques de police et de maintien de l’ordre. Dans cet ensemble, les contributions de Eric Hazan et de David Dufresne détonnent un peu. Le premier, un tantinet provocateur et sachant défendre un point de vue minoritaire dans une mouvance par principe assez hostile à la police, expose que, dans l’Histoire, les mouvements révolutionnaires ont dû une partie de leur succès au basculement des forces de l’ordre du côté des insurgés. On pourrait presque paraphraser un slogan d’extrême gauche des années 1970, au temps de la défense des « comités de soldats » : « Policier, sous l’uniforme, tu restes un travailleur » ! Au-delà de la boutade, on peut se souvenir que la police, comme bien d’autres secteurs de la fonction publique, a subi ces dernières années les effets de politiques libérales décomplexées. Elles se sont traduites par des formes de paupérisation et par la dégradation des conditions de travail, par l’adoption de nouvelles techniques managériales étudiées notamment par le sociologue Frédéric Ocquetteau, par une dynamique de sous-traitance et de privatisation des missions de sécurité. Subsiste une différence par rapport aux enseignants, aux inspecteurs du travail ou aux agents hospitaliers ; les « colères policières », relayées par les organisations syndicales, obtiennent rapidement satisfaction car elles produisent un impact immédiat sur les pouvoirs publics. Ces derniers ont besoin du rempart des forces de l’ordre pour tenir une société dont la cohésion est malmenée par la crise et l’érosion de l’État social. En ouverture de Police, le texte de David Dufresne, « L’arme des désarmés », justifie la démarche qui fonde la réalisation de son film. Documenter par l’image les violences policières ne se justifie pas par une hostilité de principe aux forces de l’ordre, mais par la nécessité d’ouvrir un débat sur l’évolution des méthodes du maintien de l’ordre, sur leurs justifications, et, en dernière instance, sur les responsabilités du pouvoir politique en la matière depuis plusieurs décennies.

Un pays qui se tient sage, de David Dufresne : documenter la police

Un pays qui se tient sage, de David Dufresne © Jour2Fête

La forme adoptée par David Dufresne dans son documentaire est sobre, dépourvue de musique, évitant les effets appuyés au montage. C’est une succession de prises de vue, extraites de vidéos qui saisissent des scènes de manifestation, d’arrestation, de violences incontestables que l’on soumet à des couples de commentateurs et de témoins présentés en champ-contrechamp : chercheurs en sciences sociales, écrivains comme Alain Damasio, journalistes et juristes, rares syndicalistes policiers (Benoit Barret, du syndicat Alliance) et anciens manifestants, parfois mutilés. Si l’émotion affleure, parfois l’indignation, le film n’est pas un tract. Les mêmes scènes peuvent être commentées par des intervenants qui ont des points de vue différents, mais tous sont également respectés.

L’essentiel est là : que le débat puisse se tenir, que l’on reconnaisse, vaille que vaille, que les pratiques policières ne sont pas imperméables aux exigences de la transparence démocratique, conformément aux principes adoptés en 1789. David Dufresne n’entend pas se livrer à une guerre des images et de la communication, à la différence de ce que laisse présager le futur « Schéma national du maintien de l’ordre » défendu par l’actuel ministère de l’Intérieur, projetant de renforcer les contrôles sur l’observation des pratiques policières. La responsabilité du pouvoir politique dans l’installation et l’instrumentalisation d’un véritable malaise démocratique au sujet de la police est une nouvelle fois engagée, un malaise dont souffrent les forces de l’ordre et dont pâtissent des franges entières de la population.


Vincent Milliot a dirigé Histoire des polices en France. Des guerres de Religion à nos jours, paru en 2020.

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