Vie et œuvres d’une grande philosophe

Peu lue en France, la philosophe hongroise Ágnes Heller (1929-2019) a écrit une trentaine d’ouvrages en hongrois, allemand ou anglais, dont seulement cinq ont été traduits en français durant les années 1970-1980. Elle fut une des grandes intellectuelles de l’Europe centrale, de cette génération qui a connu la guerre et s’est vite détachée du stalinisme. Son livre autobiographique, La valeur du hasard, est traduit un an après sa mort.


Ágnes Heller, La valeur du hasard. Ma vie. Édition établie par Georg Haptfeld. Trad. de l’allemand par Guillaume Métayer. Rivages, 284 p., 20 €


Figure centrale de ce qu’on appela « l’école de Budapest » (1964-1977), un cercle de philosophes critiques autour de Georg Lukács, Ágnes Heller fut contrainte de quitter son pays. Elle s’est installée en Australie, en 1977, puis aux États-Unis, en 1986, où elle a occupé la chaire Hannah Arendt en philosophie à la New School for Social Research à New York. Elle est rentrée à Budapest dans les années 1990 où elle fustigeait l’autoritarisme nationaliste de Viktor Orbán, tout en continuant à parcourir le monde. À l’automne 2018, lors d’un passage à Paris, la vieille dame avait vivement impressionné son public par la vigueur et l’acuité de sa pensée. Et puis, le 19 juillet 2019, toujours aussi combative, elle n’est pas revenue d’une baignade dans le lac Balaton.

Elle aimait placer sa vie sous le signe du hasard, elle en faisait son « destin propre ». Sa courte autobiographie transcrit des entretiens recueillis par son éditeur allemand. Le récit, concis et retenu, s’attache aux moments qu’elle juge essentiels : des rencontres fortuites, des communautés choisies. Née dans une famille juive pétrie de culture allemande et hongroise, elle grandit sous la coupe de sa grand-mère paternelle, une sociale-démocrate émancipée, de son père, un avocat sans trop de clients, amoureux des arts et de la mathématique, et de sa mère, une chapelière qui assurait les ressources du ménage. Un milieu cultivé et modeste. « Mon père disait toujours : “Nous sommes pauvres, mais nous vivons bien’’. »  Son enfance est protégée et entourée, avec la grand-mère comme modèle, des lectures précoces, la philosophie découverte en flânant dans les parcs et les forêts, et un père qui confie à sa fille adolescente : « Quand les femmes te disent que le plaisir sexuel n’est important que pour les hommes et pas pour les femmes, n’en crois pas un mot. »

La valeur du hasard : l'autobiographie philosophique d'Ágnes Heller

Ágnes Heller © D. R.

Très tôt, elle manifeste un goût de la vie en communauté. Entrée dans un lycée juif pendant la guerre, elle forme une petite bande de copains, quatre garçons et quatre filles, qui partent à la découverte. Ils lisent, discutent, se chamaillent et s’aiment, se retrouvent sur l’île Marguerite, inquiets de la guerre mais pas pacifistes, « convaincus que nous allions mourir ». Elle y apprend la vie. « Ce fut pour moi ma première et prégnante expérience de vie en communauté », « une expérience essentielle. […] Plus tard dans la vie j’ai sans cesse essayé de renouveler cette expérience, dans toutes les amitiés, y compris avec l’École de Budapest dans les années 1960. » Lorsque, en mars 1944, les troupes allemandes occupent la Hongrie, Eichmann organise immédiatement la déportation des Juifs, avec les gendarmes hongrois et les fascistes des Croix fléchées. Ágnes Heller évoque cette période sans adjectif, avec une précision bouleversante, son père et ses proches déportés, la disparition de trois des quatre garçons de la bande, dont son petit ami assassiné à l’âge de 17 ans alors qu’il faisait la queue devant une boulangerie. « Des Croix-Fléchés qui étaient en chasse de Juifs lui ordonnèrent de baisser son pantalon et quand ils virent qu’il était circoncis, l’abattirent. »  Ce qui lui a laissé une expérience particulière de la Shoah : « Je n’ai vu que des meurtriers hongrois, uniquement des gendarmes et des Croix-Fléchées. »

Sa deuxième communauté se constitue à la fin des années 1950, à l’université, autour de Georg Lukács qu’elle rencontre « par hasard ». Philosophe marxiste original, communiste de longue date, il avait participé à la révolution hongroise de 1919 ; exilé puis revenu en Hongrie en 1945, il fut un des premiers théoriciens, avec Antonio Gramsci et Karl Korsch, de ce qu’on appela plus tard « le marxisme occidental ». Il enseignait les grands classiques de la philosophie, préconisait une approche sociologique de la littérature et, surtout, une réinterprétation hégélienne de l’œuvre de Marx. Ce qui lui valut de nombreux conflits avec le marxisme-léninisme officiel, notamment en octobre 1956, lorsqu’il participa au gouvernement d’Imre Nagy renversé par les chars soviétiques. À cette époque, Ágnes Heller était déjà son assistante. Elle avait suivi ses cours dès 1947, il lui avait fait découvrir la philosophie en parlant de Kant et de Hegel, et elle en avait fait un choix existentiel. « Je n’étais absolument pas amoureuse de Lukács mais de la philosophie, confie-t-elle. Je voulais passer ma vie entière à comprendre ce que, jusqu’à aujourd’hui, je ne comprends pas. » Et c’est ce qu’elle vivra. Elle lit tout ce que lui conseille le philosophe, interroge, se passionne pour ses séminaires « qui n’avaient rien à voir avec le communisme », et finit par l’assister, c’est-à-dire par faire cours à sa place sur l’histoire de la philosophie lorsqu’il est empêché.

Mais elle est aussi attentive aux procès staliniens à Budapest (Rajk, 1949) et refuse de les accepter. Plus tard, elle découvre l’œuvre du jeune Marx jusque-là inaccessible, et fait un pas de plus : « Je devins marxiste au moment même où je n’étais plus vraiment communiste. » Elle vit la révolution d’octobre 1956 comme « une profonde expérience humaine », c’était « une époque d’euphorie générale », elle découvre une véritable mobilisation populaire, « tous étaient solidaires et s’entraidaient », et ses promesses : « le pays nous appartiendrait. Pour la première fois depuis l’Holocauste, je me sentis vraiment chez moi en Hongrie ». C’est aussi l’occasion de contacts à l’étranger, notamment avec un groupe d’intellectuels qui, en Pologne, vivent des expériences analogues (elle se lie d’amitié avec Leszek Kolakowski, Zygmunt Bauman et Bronislaw Baczko). De nouvelles visions naissent de longues conversations.

L’école de Budapest « n’a jamais été formellement fondée, cela a tout simplement eu lieu. Elle a existé d’environ 1964 jusqu’à notre émigration en 1977 ». Elle traduit les réflexions de jeunes philosophes profondément marqués par leurs expériences de la guerre et du stalinisme. Ils tentent de revenir à « un Marx authentique », de rompre avec le scientisme marxiste-léniniste. Construit autour d’un projet de Lukács, ce cercle d’amis – une  vingtaine de trentenaires  (le noyau central de ce cercle comprend, autour de Georg Lukács, outre Ágnes Heller et son mari, Ferenc Feher, Andras Hégédüs, Geörgy et Maria Markus, Judit et Mihaly Vajda), pas tous des philosophes, écrit-elle malicieusement, puisqu’il y avait au moins un indicateur de la police – devient, sous la protection du vieux philosophe, un centre intellectuel de plus en plus libre, où toutes les questions sont soulevées. Ágnes Heller y consacre un chapitre émouvant, redonnant vie à ses amis pour la plupart disparus – « nous nous aimions et étions très liés sur le plan personnel » –, évoquant avec tendresse ses relations avec Lukács jusqu’à sa mort en 1971.

La valeur du hasard : l'autobiographie philosophique d'Ágnes Heller

Leurs textes, d’abord très philosophiques, se placent dans la tradition humaniste qu’analyse Ágnes Heller dans un ouvrage remarqué, L’homme de la Renaissance (1967). Leur lecture de Marx s’apparente à un existentialisme. Ils ne croient ni au matérialisme dialectique ni à la mission historique du prolétariat. « Plutôt qu’à un renouveau du marxisme, nous nous attachions à sa déconstruction, quand bien même le programme originel était encore dans un coin de nos têtes ». Ils s’intéressent à de multiples sujets (éthique, philosophie des sciences, littérature, fascisme, fétichisme et aliénation, condition des femmes, démocratie, etc.) et formulent une approche de plus en plus critique du système communiste et de ses aliénations. Ils le définissent comme « une dictature sur les besoins », avec une société « transformée en un conglomérat de travailleurs salariés », qui ne peuvent exprimer leurs besoins, une société « totalement soumise à l’élite dirigeante » qui définit pour eux ces besoins [1]. Ágnes Heller développe ces idées, en 1970, dans deux essais sur Marx, dont Peut-on différencier de vrais et de faux besoins ? : « Je soulignais que l’on devait reconnaître tous les besoins – selon le concept hégélien de reconnaissance. Personne n’avait le droit de déterminer quels sont les besoins d’autres êtres humains. »

Elle s’oppose sur ce point à Herbert Marcuse, mais rencontre aussi un réel écho parmi ceux qui, dans la « Nouvelle Gauche » des années 1970-1980, à l’Est et à l’Ouest, essayaient de comprendre la « nature » (c’était le mot employé) des régimes de type soviétique. À la fin des années 1960, ils se réunissaient chaque année sur une petite île yougoslave, Korčula, à l’appel d’une autre revue philosophique de gauche, Praxis. C’est là qu’en 1967 et 1968 Ágnes Heller et ses amis se lièrent et échangèrent directement avec des philosophes comme Ernst Bloch, Herbert Marcuse, Lucien Goldmann, Jürgen Habermas et beaucoup d’autres. En août 1968, ils signèrent une déclaration de protestation contre l’intervention soviétique à Prague. Ce geste politique audacieux leur valut, à leur retour, des sanctions administratives, l’expulsion de l’université de Budapest, et des harcèlements sans fin, au point que le noyau central du groupe dut s’exiler.

Ce fut un tournant dans la vie d’Ágnes Heller. Si elle continue à s’intéresser au sort du monde, elle se concentre dorénavant sur le travail philosophique et l’enseignement dans de nouveaux cadres universitaires. « Toutes les voies que nous avions essayées pour obtenir une autre image de Marx nous avaient été fermées. Je m’éloignais de plus en plus de la logique du ‘’grand récit’’. À partir de 1976, je travaillais à ma Théorie des sentiments et m’appuyais sur Wittgenstein. Il était clair que nous avions atteint le terminus. » Ce qui ne signifie pour elle ni l’abandon ni le renoncement à ses valeurs premières.

En Australie puis à New York, elle construit une œuvre nouvelle, malheureusement peu connue en France, une vingtaine d’ouvrages en allemand et en anglais, une multitude d’articles et d’interventions dans des colloques. Le « premier livre anglais – la Théorie de l’histoire – fut très important pour moi, car j’y décris pour la première fois le “grand récit’’ comme une illusion ».  Elle « ne croit plus aux systèmes philosophiques », et se dégage de « la pensée du progrès » tout en restant « d’avis que le progrès est encore possible ». Elle conserve le contact, par l’intermédiaire de sa fille, avec l’opposition démocratique hongroise sous le communisme, animée par d’anciens membres ou étudiants de l’école de Budapest (György Konrád, János Kis ou même Gáspár Miklós Tamás). À New York, elle élargit encore ses horizons et dialogue avec des philosophes comme Jürgen Habermas, Michel Foucault (dont elle donne un portrait croustillant) ou Jacques Derrida (avec qui elle anime un séminaire sur l’amitié). « Jusqu’en 1995, écrit-elle, les thèmes de ma philosophie furent déterminés par Auschwitz et l’Holocauste : c’est pourquoi je me suis très longtemps occupée d’éthique et de philosophie de l’histoire. Dès 1957, je m’étais demandé pourquoi je me souciais d’éthique. […] Je voulais comprendre pourquoi des êtres humains étaient capables d’une chose pareille. » Et à « presque 90 ans », à la fin de son récit autobiographique, elle n’a toujours « aucune réponse ».


  1. Ferenc Feher in Ágnes Heller et Ferenc Feher, Marxisme et démocratie, Maspero, 1980, p. 93-112.

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