Cet obscur désir de l’objet

Dans Le désir de nouveautés, la philosophe Jeanne Guien picore dans l’histoire mondiale des six derniers siècles pour instruire le procès du consumérisme et de la publicité. Faisant l’histoire des usages de la nouveauté par les marchands et leurs obligés, le livre expose un matériau foisonnant mais disparate et souvent connu. Cette succession de cas, édifiante et militante, manque un peu de méthode, de théorie et d’originalité.

Jeanne Guien | Le désir de nouveautés. L’obsolescence au cœur du capitalisme (XVe-XXIe siècle). La Découverte, 348 p., 23 €

Les marchands ont utilisé de longue date le désir de nouveauté pour vendre leurs produits. Cette « néophilie », comme l’appelle Guien, naît vraiment avec l’importation de produits des Amériques en Europe au XVe siècle, explique le premier chapitre. Colons, négociants, économistes et commerçants promurent ces produits en vantant leur nouveauté, leur exotisme, leur caractère luxueux et leurs bienfaits ruisselants pour la plus grande gloire de la colonisation.

Au XIXe siècle, poussés par la promesse de profits et l’argument du progrès, lit-on dans le deuxième chapitre, des propriétaires de fabriques remplacèrent leurs ouvriers par des machines devant être elles-mêmes remplacées toujours plus fréquemment. Il en alla de même pour les paysans, incités ou contraints à moderniser leurs exploitations, au risque de finir sous la coupe de fournisseurs de machines et de semences. Les économistes érigèrent la « destruction créatrice » en moteur de la croissance et relativisèrent la violence des crises économiques. Dans les entreprises, l’apologie du changement permanent conduisit à l’obsolescence rapide des compétences.

Le troisième chapitre se concentre sur un produit particulièrement investi par le désir de nouveauté : les vêtements. Pendant longtemps, le renouvellement des matières, des motifs et des coupes fut lent et cantonné aux riches. Grâce à l’essor de la confection et des grands magasins, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, puis du prêt-à‑porter et de la haute couture, l’industrie textile apprit à maîtriser le rythme des modes et à l’accélérer, et à l’accélérer encore, au point que l’ultra fast fashion propose aujourd’hui des nouveautés chaque seconde, transformant les vêtements en objets jetables tout juste bons le temps d’une soirée ou d’un selfie – au détriment, une fois encore, des travailleurs, sommés de produire dans l’urgence des modèles sans cesse renouvelés.

À partir des années 1920, le marketing moderne promut de nouveaux produits et soumit les produits existants à un renouvellement permanent. Le consumérisme se propagea comme la rage, porté par le design et la transformation infinie des formes, des emballages et des couleurs, mais aussi par le keynésianisme et l’essor de la publicité.

Le cinquième et dernier chapitre est le plus théorique. Dans le sillage de ses deux livres précédents, Jeanne Guien délaisse la nouveauté pour étudier le neuf. Elle retrace l’histoire d’objets jetables, qui ont notamment la particularité d’invisibiliser leur production, leur entretien et leur rebut.

Jeanne Guien,  Le Désir de nouveautés. L’obsolescence au cœur du capitalisme (XVe-XXIe siècle)
Devant la vitrine © Jean-Luc Bertini

L’ouvrage présente des idées intéressantes. L’occultation du travail de production, d’entretien et de mise au rebut en est une. L’auteure propose plusieurs concepts intrigants, qui sont malheureusement à peine employés une ou deux fois : « objet‑média », « objet‑seuil », « hyper‑produit », « capitalisme néophile ». On peut regretter à cet égard que le livre, par ailleurs informé, bien écrit et bien édité, reste surtout descriptif, y compris dans son usage des illustrations.

Le livre a quelques autres défauts. Son objet est trop large et flottant. La « nouveauté » recouvre ainsi ce qui est exotique, luxueux, curieux, moderne, récent, à la mode ou ce qui provoque un manque, et au besoin le propos délaisse la nouveauté pour l’obsolescence, ou le consumérisme, ou l’innovation, ou le neuf, ou le jetable. Le sujet du livre n’est jamais clairement délimité. Guien accorde ainsi beaucoup d’attention aux vêtements et aux objets technologiques sans se demander pourquoi la nouveauté compte tant pour ces objets et pas pour d’autres, comme les produits alimentaires de base et les services – si j’achète une robe ou un ordinateur, je suis sensible à la nouveauté, mais ce n’est pas le cas si j’achète une baguette ou un ticket de métro. Pourquoi ? Qu’est-ce qui distingue les premiers produits des seconds ?

Une histoire des discours et des pratiques marchandes sur six siècles et sur tous les continents (à l’exception de l’Antarctique), en plus de sembler un peu téméraire, oblige Jeanne Guien à des choix qu’elle ne justifie pas toujours. Pourquoi parler de la publicité en Australie mais pas au Japon ou en Chine ou en Russie ? Pourquoi consacrer trois pages à Jean-Baptiste Say mais omettre de citer Alfred Marshall, qui fut pourtant l’un des premiers économistes à étudier l’innovation technologique ? Pourquoi laisser de côté la manière dont les consommateurs perçoivent les pubs et l’importance qu’ils accordent à la nouveauté ? Et tant qu’à parcourir les siècles, pourquoi revenir à la « découverte » du « Nouveau Monde » mais pas aux sociétés médiévales ou aux cités antiques, qui importaient déjà des produits « orientaux » ?

Guien est consciente que son histoire laisse beaucoup dans l’ombre, notamment bien des aspects des médias. « Il faudrait un autre livre », écrit-elle en conclusion. Mais pourquoi ne pas avoir écrit autrement celui-ci, en supprimant par exemple les embardées hors sujet et les anecdotes ? Les produits coloniaux sont par exemple examinés longuement sous divers angles (médical, religieux, moral, politique et juridique) qui ont peu à voir avec la nouveauté. Est-il important de préciser que les cafés furent des lieux de négociations entre marchands et qu’ils eurent mauvaise réputation ? Et fallait-il consacrer dix pages à la « loi de Moore » (sur l’évolution de la puissance de calcul des ordinateurs), puis trois pages à un livre farfelu du futurologue déjà oublié Ray Kurzweil ?

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Le livre se présente comme une histoire des discours, mais l’auteure n’explique pas comment elle a constitué son corpus et étudie peu de matériaux de première main. Elle s’intéresse tantôt aux usages du terme « nouveau », tantôt à des phénomènes recouvrant plus ou moins l’aire sémantique de ce terme, sans expliquer ses choix ni se soucier d’éventuels problèmes de traduction. Discours et pratiques ne sont pas toujours bien articulés. Jeanne Guien examine par exemple la consommation de tabac mais pas les discours promotionnels qui l’accompagnent, et en revanche elle examine les discours promotionnels sur les voitures mais pas les achats qu’ils sont censés influencer. Les émetteurs de discours, leur sociologie, leurs motivations, leurs contraintes, l’intéressent peu. Elle les prend tout d’un bloc, qu’il s’agisse de négociants, d’économistes, d’ingénieurs, de publicitaires, de marketeurs et de journalistes. Tous des agents de la domination.

Les mots importent, pourtant. Selon Guien, ils seraient même toujours performatifs : « dans le commerce comme ailleurs, “dire c’est faire” » (en réalité, seuls certains discours, sous certaines conditions, peuvent être performatifs). Mais elle nous intime en même temps de nous méfier des mots, qui « ne rencontrent pas forcément des esprits capables de les déchiffrer ou susceptibles de les croire ». Elle préfère donc consacrer son livre à « une activité, une manière de faire », consistant à utiliser la nouveauté pour faire vendre. Pourquoi pas. Encore aurait-il fallu nous expliquer quand prendre les mots au pied de la lettre et quand les prendre avec des pincettes. Vers la fin du livre, elle relève un chiffre souvent cité par les marketeurs : environ huit nouveaux produits sur dix sont des échecs. Mais cela ne la conduit pas à interroger l’importance réelle de la nouveauté ou la performativité des discours marchands.

Autre problème de méthode : Guien ne cite quasiment pas de chiffres. Pour asseoir ses affirmations, elle s’appuie sur des exemples, parfois sur un seul. Or un sujet si vaste, traité à partir de cas, invite au cherry picking, c’est-à-dire à sélectionner des faits et des discours sans égard pour leur représentativité et sans présenter de faits et de discours contradictoires. C’est ici le cas. L’auteure plaide à sens unique et contextualise peu. Elle s’intéresse essentiellement aux États-Unis et à la France, mais les nécessités de l’argumentation nous emmènent aux quatre coins du monde, souvent le temps d’une simple escale. Guien peut par exemple sauter, en seulement dix lignes, des États-Unis à la Belgique puis à l’Angleterre puis aux États-Unis de nouveau puis à la France. Ces cas sont-ils représentatifs ? Elle nous ne le dit pas. Elle rappelle, par exemple, que des produits coloniaux furent vendus comme des nouveautés (épices, café, soieries), mais on pourrait lui objecter que ce ne fut pas le cas de beaucoup d’autres produits coloniaux, non moins importants (or, argent, pétrole).

L’autrice se montre très soucieuse des conditions de travail des producteurs de nouveautés – tout en laissant étrangement dans l’ombre les transporteurs, les distributeurs et les vendeurs. Elle avance que la rotation rapide des produits engendre nécessairement une rotation rapide des employés et de mauvaises conditions de travail, l’obsolescence des compétences répondant toujours à l’obsolescence des objets et l’urgence imposant des rythmes de travail infernaux. L’hypothèse est stimulante, mais elle n’est étayée que par quelques exemples et aucune donnée. L’auteure note par exemple, à propos de la fast fashion, que « la production est située là où le coût travail est le moins cher et le droit le moins protecteur », mais elle ne cherche pas à savoir si c’est une particularité de ce secteur ou une tendance générale.

Les défauts du livre semblent tous découler d’une même cause : sa finalité militante. Les lecteurs se rendront compte en effet assez rapidement qu’ils ont entre les mains une « critique de la néophilie », comme l’admet l’auteure dans sa conclusion, où elle se situe explicitement dans le camp des « activistes » et affirme que la publicité « doit être combattue ». De chapitre en chapitre, toutes les occasions semblent bonnes pour associer la nouveauté aux pires maux imaginables : impérialisme, colonialisme, esclavage, racisme, aristocratie, mauvaises conditions de travail, sexisme, âgisme, mépris de classe, etc. « Les associations entre achat d’un produit “neuf” et défloraison d’une femme “vierge” passent aisément dans les représentations », note-t-elle par exemple en s’appuyant uniquement sur un post X et sur le témoignage d’un jeune homme. Prenant le contrepied de la publicité, qui met en avant les avantages des produits et occulte leurs aspects rebutants, elle met en avant les aspects rebutants du marketing et occulte ses avantages. Elle reproduit, ce faisant, les travers publicitaires qu’elle dénonce.

Dans leurs efforts promotionnels, les marchands, les publicitaires et les marketeurs firent feu de tout bois : ils promirent l’enrichissement général et la jeunesse éternelle, ils agitèrent la peur d’être pauvre ou rejeté, ils brandirent l’hygiénisme et le progrès, ils déformèrent la science. Ces pratiques révèlent sans doute moins l’esprit du capitalisme que l’air du temps – raciste, misogyne, individualiste, bourgeois. Elles ont été maintes fois dénoncées, de l’école de Francfort à l’Encyclopédie des nuisances. Le livre, hélas, n’apporte pas grand-chose à leur compréhension.