La magistrale thèse de doctorat de Miguel Abensour soutenue en 1973 est enfin publiée aujourd’hui. Il était temps car elle porte un regard dissident et hétérodoxe sur l’histoire des utopies et la pensée de Marx, et découvre en William Morris le pionnier du nouvel esprit utopique.
Peu de penseurs français de notre époque ont incarné, avec autant de rigueur que d’inventivité, une culture critique, subversive et utopique, comme l’a fait Miguel Abensour (1939-2017). Cet ouvrage a une histoire mystérieuse : il s’agit de la thèse de doctorat soutenue par Abensour en 1973 à l’université de Panthéon-Sorbonne, et restée jusqu’ici inédite – sauf une édition partielle en brésilien en 1990. Malgré les efforts de son éditeur et ami Hubert Tonka, pendant plus de cinquante années l’auteur refusa sa publication, au nom d’une hypothétique révision/réécriture. Ce n’est que maintenant que le livre paraît, comme cinquième et dernier volume de l’édition de ses écrits sur l’utopie.
Ouvrage monumental – plus de 600 pages –, dense, émaillé de plus de 300 notes marginales, parfois plus longues que les pages elles-mêmes, c’est une somme magistrale, autour d’un sujet précis, argumenté et richement documenté : le nouvel esprit utopique, héritier des utopistes du XIXe siècle mais aussi de Marx et de William Morris. Une réflexion profondément originale, souvent inspirée par les Thèses sur l’histoire de Walter Benjamin et par le surréalisme.
Après une introduction un peu dispersive, où il est question d’Antonio Labriola, de Gustav Landauer, du jeune Lukács, de Karl Mannheim, de Karl Korsch et de Walter Benjamin, Abensour présente son hypothèse de départ : l’utopie ne s’arrête pas en 1848. Telle une vieille taupe, elle continue de creuser des galeries, et resurgit, par exemple, dans la Commune de Paris en 1871, animée par « la volonté de faire éclater le continuum de l’histoire ». Abensour distingue trois moments ou trois formes de l’utopie : les grandes utopies classiques (Saint-Simon, Fourier, Owen), le néo-utopisme des épigones qui tentent d’édulcorer l’utopie (Edward Bellamy) et le nouvel esprit utopique, qui a pour précurseurs Ernest Cœurderoy et Joseph Déjacque, et dont William Morris (1834-1896) est le grand représentant. Ce nouvel esprit utopique – un concept inédit, proposé pour la première fois par Abensour – cherche à reconquérir la situation d’écart absolu (Fourier) des grandes utopies ; il a souvent partie liée avec le romantisme révolutionnaire. On le trouve chez des penseurs oppositionnels ou marginaux dans le marxisme, comme William Morris, André Breton, Ernst Bloch, Walter Benjamin et Herbert Marcuse. « Le nouvel esprit utopique veut associer en un seul élan l’utopie et la théorie critique, pour en aiguiser le tranchant révolutionnaire. »
Abensour aborde par la suite la tradition utopique de langue anglaise, avec une discussion serrée de l’œuvre utopique classique de William Owen, de la néo-utopie édulcorée – et très proche du capitalisme lui-même – d’Edward Bellamy, Looking Backward (1888) et du roman utopique de William Morris, News from Nowhere (Nouvelles de nulle part, 1890). Cette étude est, bien sûr, la partie la plus importante de cette section, et une des grandes contributions de la thèse d’Abensour. Tout en reconnaissant l’intérêt de la biographie de Morris par le grand historien marxiste anglais E. P. Thompson, il critique son rejet du romantisme révolutionnaire de Morris et la caractérisation de son œuvre comme « utopie scientifique ».

Selon Abensour, William Morris emprunte sa critique des utopistes à Marx et à Engels ; comme eux, il pense que l’utopie oweniste souffre d’un défaut de radicalité. Cependant, il ne tourne pas le dos à l’utopie, qui va prendre chez lui une forme nouvelle, ouverte, expérimentale. Morris a exposé l’utopie en mode romantique, en inventant le merveilleux utopique. Abensour se réfère ici à la définition du merveilleux par le surréaliste Pierre Mabille : lutte de la liberté contre toutes les limites, toutes les barrières. News from Nowhere ne propose pas un modèle juridico-politique figé : c’est une romance, dont la qualité magique et onirique s’inspire du merveilleux médiéval ou préraphaélite. L’utopie de Morris est une rupture révolutionnaire avec la civilisation moderne (capitaliste), responsable de la mort de l’art et de la disparition de l’artisanat. Elle ne vise pas à la prévision scientifique mais à l’éducation du désir. Rien ne serait plus faux que de tenter, comme certains de ses critiques marxistes, de séparer le Morris théoricien du socialisme du rêveur utopique. Son objectif –comme celui d’André Breton et Benjamin Péret – était « d’immerger la lutte politique dans une forme beaucoup plus vaste, en direction d’une libération totale », comme le propose la tradition romantique.
Ce magnifique chapitre sur William Morris a été attentivement lu par E. P. Thompson, qui est allé chercher la thèse inédite d’Abensour. Il lui rend hommage dans une postface de 1976 à sa biographie de Morris, où il reconnait qu’Abensour a eu raison d’interpréter son œuvre comme celle « d’un Utopiste Communiste avec toute la force de la tradition romantique transformée ». Dans une postface à un excellent recueil d’écrits de Morris inédits en français, Les espoirs de la civilisation et autres écrits socialistes, Thierry Labica rappelle la contribution d’E. P. Thompson et de Miguel Abensour à la redécouverte du grand penseur de l’utopie.
L’autre grand dossier de cette thèse, c’est le rapport de Marx à l’utopie. Contre la doxa des marxistes vulgaires, souvent admirateurs d’Auguste Comte, Miguel Abensour pense que la distinction entre utopie et science relève du positivisme. Pour Marx, les utopies de Fourier ou d’Owen étaient le pressentiment d’un monde nouveau (lettre à Kugelmann, 9 novembre 1866), qui connaîtra une première réalisation lors de la Commune de Paris, dont les fins dernières étaient « celles proclamées par les utopistes » (La guerre civile en France, 1871). Certes, Marx va critiquer les utopistes – non à cause de leur vision de l’utopie, mais parce qu’ils voulaient transformer la société « par en haut », sans tenir compte du mouvement spontané du prolétariat pour son auto-émancipation. Comme Auguste Blanqui, Marx pensait que les utopistes péchaient non par excès mais par défaut de radicalité.
Ainsi que l’avait compris Herbert Marcuse, le futur est une composante nécessaire de la critique du capitalisme par Marx. Sa méthode révolutionnaire, dans Le Capital, oppose la forme communiste de l’avenir aux mystifications de l’économie bourgeoise. La théorie de Marx, écrit Abensour, « n’est pas le lieu où l’énergie utopique vient s’éteindre pour laisser la place à la science, mais là où s’opère une transcroissance de l’utopie au communisme critique. Marx n’est pas le fossoyeur de l’utopie, il en a repris et porté l’énergie à un plus haut niveau en la projetant dans le mouvement réel du communisme, ce « principe énergétique du futur prochain » ».
La nouvelle conception de l’histoire de Marx, située du point de vue révolutionnaire, implique un sauvetage de l’utopie, en tant qu’image du futur et en tant que tendance à l’altérité. Le programme de ces considérations, conclut Abensour, c’est à la fois le refus de la machine « science vs. utopie », et la reconquête, pour l’horizon communiste, de l’« écart absolu » de l’utopie. Par sa relecture « utopique » de Marx et son invention d’un nouvel esprit utopique, la monumentale thèse de Miguel Abensour est un héritage précieux pour une théorie critique qui refuse les pièges du positivisme, et une boussole pour la refondation d’un communisme libertaire.