L’énigme Orbán

Érigé en son contraire européen par Emmanuel Macron, Viktor Orbán, Premier ministre hongrois depuis 2010, s’affiche avec plaisir en bête noire de « l’élite bruxelloise » et de tous les libéraux de l’Union européenne. Il fut le premier à s’imposer en alternative « illibérale », et il a su réunir des alliés que l’on dit « populistes », au sein de l’Union et au-delà (Donald Trump, Benyamin Netanyahou…). Membre du PPE (Parti populaire européen) au Parlement européen, il embarrasse ses collègues par ses atteintes à l’État de droit, et a été récemment suspendu. Comment comprendre cette destinée d’un dissident devenu un démagogue autoritaire, alors que le pays prospère ? Deux journalistes sont allés sur place. Ils publient simultanément deux enquêtes de qualités si différentes qu’elles pourraient symboliser à elles seules deux manières d’appréhender l’énigme Orbán dans la presse française.


Bernard Guetta, L’enquête hongroise (puis polonaise, italienne et autrichienne). Flammarion, 217 p., 17 €

Amélie Poinssot, Dans la tête de Viktor Orbán. Solin/Actes Sud, 182 p., 19,50 €


Le premier, Bernard Guetta, vingt-sept ans chroniqueur de géopolitique à France Inter, après avoir été grand reporter au Nouvel Observateur et au Monde (prix Albert-Londres 1981), se propose de comprendre ce qui se passe en « retournant sur le terrain ». Il part pour un tour du monde en dix volumes, dix enquêtes sur les changements, qu’il démarre en Hongrie. Il y a passé quelques jours au mois d’août 2018, a rencontré de vieilles connaissances, des chefs de partis et des diplomates ; il s’est promené dans les rues d’une Budapest cosmopolite, ensoleillée et jeune ; il a loué « un Airbnb », donné des rendez-vous aux terrasses des cafés ou d’hôtels de luxe, et surtout, quand il ne comprenait plus, il a commandé « un double Jack Daniel’s pour tenter de [s]’y retrouver » ! Nous voilà donc avec Hemingway au Ritz de Paris ou avec Tintin au pays des « orbanistes ». Bernard Guetta se compare lui-même au héros de Hergé. Après avoir bavardé longuement avec un proche d’Orbán, « un gamin de pas même trente ans » qui l’avait fasciné, il nous confie : « Je l’avais trouvé plutôt sympathique et même attachant, sincère et tout sauf bête. Voilà que j’appréciais les réacs… Attention mon petit Tintin, l’orbanisme est contagieux ! »

Dans ce livre, vous trouverez des indications sur les goûts de l’auteur, sur ses exploits passés et ses petites manies, mais vous n’apprendrez rien de nouveau sur la politique et la nature du pouvoir hongrois. Guetta peint d’une plume alerte l’atmosphère – qui lui fait penser (c’est bien sûr !) aux méditations mélancoliques de Stefan Zweig sur Le monde d’hier –, croque les changements avec talent – belle description d’une ville sidérurgique abandonnée –, son périple devient un récit mâtiné d’humour et même de modestie : il se fait « remonter les bretelles » par János Kis, authentique militant des droits de l’homme et, depuis les années 1970, penseur libéral de l’opposition hongroise, grande figure intellectuelle qui ne mange pas la soupe d’Orbán. Quand Guetta lui sert son habituel éloge de Gorbatchev qui, s’il n’avait pas été abandonné par l’Occident, aurait peut-être évité les dérives actuelles… Kis le « recadre ». Il lui rappelle quelques repères historiques de base, lui demande de garder le sens de la mesure : « Le régime Orbán n’est pas un régime totalitaire. Il n’y a pas de prisonniers politiques. » Il sait de quoi il parle, et préfère qualifier ce régime d’« autoritarisme électoral ».

Amélie Poinssot, Dans la tête de Viktor Orbán

On sort de cet ouvrage écrit trop vite, déçu et affligé, nostalgique des beaux reportages ou des chroniques géopolitiques du Bernard Guetta de jadis. On n’a lu que des impressions sur un régime politique qui inquiète toute l’Europe. Une enquête paresseuse qui ne peut donner que des généralités et des banalités (il nous épargne les clichés) : l’existence d’un « anti occidentalisme dont les racines plongent dans l’Histoire longue », « une nostalgie du temps où tout était écrit et semblait immuable », un pays humilié par le traité de Trianon (1920), la peur de l’islamisation et du « grand remplacement », la disparition de « l’équilibre » de la guerre froide, etc. Rien qui permette d’appréhender les dynamiques contradictoires à l’œuvre dans ce pays, ni d’apprécier la pensée ou la personnalité d’un Premier ministre apparemment inamovible. Bref, en retournant sur le terrain, notre grand reporter est resté à la surface, comme nombre de ses confrères pressés.

Toute différente est l’enquête d’Amélie Poinssot. Journaliste, certes plus jeune, elle a, ces quinze dernières années, arpenté l’Europe centrale, les Balkans et la Grèce, et couvert la plupart des crises majeures. Elle a vécu et longuement enquêté dans ces pays – correspondante en Pologne puis en Grèce, pour La Croix, RFI, l’AFP, elle a rejoint la rédaction de Mediapart en février 2014 –, parle plusieurs de leurs langues, et suit de près les travaux historiques, sociologiques et économiques réalisés sur place. Ce qui donne une profondeur et une densité remarquables à son travail.

« Entrer dans la tête » de Viktor Orbán est la contrainte de la collection, Amélie Poinssot en fait un moyen, une fenêtre ouverte sur les mécanismes d’un système de pouvoir. L’homme, le leader, brillant orateur et habile politicien, étudiant dissident des années 1980, ne sort pas des élites intellectuelles de Budapest. Il a grandi en province, en a conservé un style direct et populaire. « Il n’a jamais eu besoin d’apprendre comment parler au peuple, nous dit Poinssot. Lui-même issu d’un milieu populaire provincial, il manie à la perfection différents niveaux de langage. […] Il peut passer dans un même discours du vouvoiement au tutoiement, d’un langage soutenu à un langage familier, d’un ton blagueur à un mode agressif ». Il a étudié à Oxford grâce à une bourse de la fondation George Soros – le financier d’origine hongroise qu’il voue maintenant aux gémonies – et rédigé un mémoire sur Solidarność.

Amélie Poinssot, Dans la tête de Viktor Orbán

Viktor Orbán

D’emblée, Orbán s’identifie à deux sensibilités majeures dans la Hongrie de cette époque, pas forcément contradictoires. Une aspiration aux libertés démocratiques contre le régime de János Kadar installé par les Soviétiques en 1956, et un attachement conservateur aux traditions hongroises en opposition à l’idéologie marxiste. Ce qui ne l’empêche pas d’étudier les théoriciens libéraux, dont certains très conservateurs. Amélie Poinssot, qui a lu son mémoire sur Solidarność et les deux biographies (dont l’une par un Polonais) qui lui ont été consacrées, montre que, derrière sa pratique du langage démocratique de ces années, il y avait surtout un attrait pour des moyens d’action indépendants et un discours politique radical, l’ensemble tenu par le « ciment de l’anticommunisme ». D’ailleurs, le discours qu’il prononça place des Héros, à Budapest en 1989, discours qui marqua son entrée sur la scène politique hongroise, exigeait le retrait immédiat des troupes soviétiques qui occupaient le territoire depuis 1956.

Dès les premières élections libres en 1990, Orbán transforme une organisation étudiante de l’opposition, le Fidesz (Alliance des jeunes démocrates), en un parti politique ; il s’y impose en l’épurant de ses adversaires ; dirigeant charismatique, il s’installe dans le créneau national conservateur. En huit ans, il a su tirer profit d’opportunités comme l’effondrement du Forum démocratique hongrois (MDF) suite au décès en 1993 du conservateur József Antall qui avait formé le premier gouvernement non communiste en 1990, ou les mécontentements sociaux dus à la « thérapie de choc » ultra libérale conduite par les libéraux et les sociaux-démocrates (ex-communistes). Il change de style, et surtout le parti s’affirme national conservateur. Nationaliste, « il défend l’Église et la famille », dit l’un de ses anciens amis, alors qu’il est d’origine protestante et plutôt athée. « Cela s’accompagne d’une rhétorique qui désigne comme ennemis tous ceux qui ne sont pas avec lui. » Amélie Poinssot, pour qui Orbán est plus un politicien pragmatique qu’un théoricien, semble douter de ses convictions profondes au vu de ses opportunismes spectaculaires.

Toujours est-il qu’en 1998, à l’âge de 35 ans, il devient, « le plus jeune chef de gouvernement du continent européen ». L’échec de sa législature, malgré son adoption par Helmut Kohl qui l’attire au PPE, huit années dans l’opposition et la crise de 2008 qui touche violemment la Hongrie, l’ont ensuite conduit à réajuster son programme et ses méthodes. Lorsqu’il revient au pouvoir, en 2010, « il se voit diriger le pays dans la durée et veut garantir son maintien au pouvoir. Son conservatisme se mue en autoritarisme ». Il transforme profondément l’État en usant de sa majorité constitutionnelle, porte atteinte à la séparation des pouvoirs (contrôle de la justice et des médias) remet en cause l’État de droit. Il construit son parti comme une incarnation du peuple hongrois, le « Fidesz et la nation hongroise ne font plus qu’un ». Deuxième élément : « Le ‟bon Hongrois’’ [est] celui de la province, le citoyen méritant et patriote ancré dans sa terre d’origine », et le chef du Fidesz « commence à dresser le peuple contre les élites ». Le tout accompagné « du côté du parti, d’une organisation redoutable et d’une communication travaillée ». Un proche d’Orbán explique à Amélie Poinssot : « Le Fidesz n’est pas un one man show. C’est un système organique qui a trente ans d’existence, où la coordination entre les gens est très poussée. Nous maîtrisons les techniques de communication directe : nous contournons les médias pour faire passer nos messages. Nous nous appuyons sur les relais que nous avons construits dans le pays, nous diffusons des vidéos sur les réseaux sociaux et nous nous adressons directement aux gens […]. Les interroger sur une question est le meilleur moyen de les faire venir vers nous : leur demander leurs avis les fait se sentir importants ». La méthode est efficace, elle a été reprise par le PiS de Jaroslaw Kaczyński en Pologne, ou par le mouvement Cinque Stelle en Italie.

Amélie Poinssot, Dans la tête de Viktor Orbán

Sur cette base, l’enquête d’Amélie Poinssot montre avec précision et intelligence comment, depuis dix ans, Viktor Orbán consolide et tient les pouvoirs, quel type d’autoritarisme il a mis en place. Outre la corruption et un peu de népotisme, il a enveloppé la vie des Hongrois dans un discours identitaire, qui prend ses racines dans l’idéologie de l’entre-deux-guerres, du temps de l’amiral Miklós Horthy. On y cultive la « magyaritude » et une « hostilité à l’égard de l’Ouest ». Une vaste réécriture de l’Histoire s’ensuit. Le passé est « revisité » avec de gros moyens (monuments, musées, cérémonies, éducation). Il présente la nation comme victime des empires et de l’UE, ce qui entre en résonance avec la hantise traditionnelle de la disparition, exacerbée par les discours et médias officiels. Plus précisément, c’est à une hantise démographique (très faible taux de natalité) et identitaire (menace musulmane) que le pouvoir oppose une vision chrétienne de l’Europe. La fabrication d’ennemis devient dans ce contexte la meilleure façon de gouverner. On l’a vu à l’intérieur avec le « bon Hongrois », à l’extérieur cela donne un discours complotiste extravagant à propos des « migrants ». En 2017, Orbán conclut un discours central sur « l’état de la nation » par ces mots : « C’est ainsi qu’a vu le jour la plus incroyable coalition de l’histoire mondiale entre les trafiquants d’êtres humains, les activistes des droits de l’homme et les hauts dirigeants de l’Europe, dont l’objet est de transporter de manière organisée sur notre continent plusieurs millions de migrants. » Et l’Europe n’est plus une entente entre nations, un lieu de dialogue et de consensus sur des objectifs communs, elle est une zone de combat. Il ne s’agit pas d’en sortir : l’accès au grand marché européen et les transferts de fonds structurels sont trop précieux pour la Hongrie. C’est plutôt un champ de bataille politique contre le libéralisme ou cette « idée insensée d’États-Unis d’Europe », pour une « politique migratoire souveraine » et la construction d’alliances au sein ou en dehors de l’Union (Russie, Chine, Israël, etc.).

La dernière partie du livre tente de saisir la portée de cette aventure, tant pour la petite Hongrie (à peine dix millions d’habitants !), qui se vit comme une île dans un océan slave, que pour l’Europe tout entière. Amélie Poinssot ne lève pas tous les voiles sur l’énigme Orbán, mais nous fournit les moyens d’apprécier de manière nuancée son entreprise. Elle la place dans une perspective historique, nous fait percevoir ses tensions internes et ses limites. Avec cette étude indispensable à quiconque veut comprendre ce qui nous arrive en Europe, elle met en garde contre l’illusion de réduire ce type de régime autoritaire à une bizarrerie locale. « Il rejoint une tendance commune à l’ensemble du continent européen où plusieurs partis partagent ses idées. » Et non des moindres.

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