Dans la longue histoire de l’explication de Derrida avec la psychanalyse, revient sur le devant de la scène un examen direct et sans détour des relations de Freud avec le texte littéraire : comment et pourquoi le « littéraire » lui échappe, alors même que la doctrine de l’inconscient déplace ou devrait déplacer à peu près tous les repères de la critique dite littéraire ?
On attendait la suite du séminaire sur la responsabilité, il faudra attendre. En lieu et place, voici édité un séminaire quasi privé, donné, à la demande de Paul de Man, à Paris par le jeune Derrida, à des étudiants venus d’universités américaines prestigieuses, Hopkins et Cornell. Ce séminaire fait partie d’une série « américo-parisienne », dont il est le premier à être publié. Il termine les années 1960 et inaugure les années 1970. Autant dire que sa position est stratégique, non seulement pour Derrida lui-même, puisque, après avoir dégagé l’écriture du logocentrisme dans De la grammatologie (1967), il va se lancer dans les années 1970 dans diverses expérimentations scripturales, comme « la double séance » (critique de Jean-Pierre Richard dans sa lecture de Mallarmé), publiée dans Tel Quel en 1971 puis reprise dans La dissémination au Seuil en 1972, mais en réalité texte élaboré de manière contemporaine à notre séminaire, ou Glas (Galilée, 1974), mais également pour l’époque qui cherche – et Tel Quel mais aussi l’évolution de la linguistique et de la critique en sont de beaux exemples – à tout prix à acter le passage de la « littérature » à « l’écriture ».
Au moment du séminaire, Derrida n’a écrit sur Freud et la psychanalyse qu’un texte, paru dans Tel Quel en 1966 et repris dans L’écriture et la différence (1967), « Freud et la scène de l’écriture », issu d’une conférence donnée à la Société psychanalytique de Paris et dans lequel, à la fin, il évoque plusieurs « champs qui pourraient être fécondés par la psychanalyse », dont le « devenir-littéraire du littéral. Ici, malgré quelques tentatives de Freud et de certains de ses successeurs, une psychanalyse de la littérature respectueuse de l’originalité du signifiant littéraire n’a pas encore commencé et ce n’est sans doute pas un hasard. On n’a fait jusqu’ici que l’analyse des signifiés littéraires, c’est-à-dire non littéraires. Mais de telles questions renvoient à toute l’histoire des formes littéraires elles-mêmes, et de tout ce qui en elles était précisément destiné à autoriser cette méprise [c’est Derrida qui souligne] ».

D’une certaine manière, le séminaire de 1969-1970 [1] consacré au thème psychanalyse et critique littéraire va approfondir la conclusion du texte de 1966. D’abord parce qu’il va y être question de « résistance » mutuelle ‒ et de fascination, « d’autant plus forte qu’elle se nourrit de l’intérêt pour ce à quoi on résiste » ‒ entre les deux pôles (Derrida reviendra plus tard sur la question de la résistance de la psychanalyse à elle-même, dans Résistances ‒ de la psychanalyse, Galilée, 1996, mais on peut dire qu’il amorce dès ce séminaire cette discussion). Ensuite, le philosophe va démontrer « l’incapacité » propre à la psychanalyse (résistance à elle-même), « à ressaisir l’idiome d’un texte littéraire, c’est-à-dire ce qui en fait la singularité signifiante et le caractère proprement littéraire ». Freud, tout en recourant à la littérature pour « représenter » ‒ et le mot est d’importance quand on sait combien le théâtre a été sollicité par le fondateur de la psychanalyse, jusqu’à considérer l’inconscient comme une scène ‒ les concepts centraux de son système, ne s’intéresse qu’aux motivations de l’auteur, aux effets sur le lecteur et au plaisir de l’histoire contée. Cette inaptitude va se révéler symétrique de celle de la critique, qui, que ce soit dans ses propositions de « psychanalyse de la connaissance objective » chez Bachelard, ou de psychanalyse existentielle chez Sartre, manque le littéraire et reste « thématiste ».
Mais Derrida n’en reste pas là, il faut dans le même mouvement éclairer le « déplacé » opéré par le discours psychanalytique et comment il a « contribué à la transformation radicale, sinon à la destruction de la critique littéraire comme telle » et « qu’il est clair que toutes les valeurs de la critique traditionnelle ont partie liée avec ce que la psychanalyse met en question : et d’abord l’autorité et la maîtrise de la conscience, la proximité entre cette conscience et le vouloir-dire comme sens de l’œuvre ». La psychanalyse aura, malgré les résistances mutuelles, produit un effet d’ébranlement des certitudes, au point d’engendrer « des solutions de compromis entre la vieille machine ou le vieux et indestructible désir critique et la restructuration à partir de la position de l’inconscient », compromis qui persisteront dans leur insuffisante actualité tant que la psychanalyse de son côté n’aura pas vaincu sa résistance « au devenir littéraire du littéral ». Sur ce point, Derrida constate des avancées chez Lacan, auquel il consacre la dernière séance du séminaire, dans la mesure où l’homme de la rue de Lille, non seulement « assume pour la première fois dans la littérature psychanalytique le propre effet « littéral » ou « littéraire » de ses textes », mais tient « compte de l’organisation du signifiant dans sa formalité ». Et tant que la critique n’en viendra pas à prendre au sérieux pour elle-même la « spécificité littéraire », ce que les groupes d’avant-garde, en rupture avec l’ancienne critique, entendaient accomplir : « Il y a une complicité historique et théorique profonde entre la psychanalyse appliquée à la littérature et le repli formaliste (le « mauvais » formalisme) qui prétendrait y échapper », écrira Derrida plus tard dans « Le facteur de la vérité » (Poétique, 1975, repris dans La carte postale, 1980).
Derrida conclut par une formule dont il usera souvent par la suite, qui dit à la fois l’obstination de la recherche et l’incertitude d’un résultat : « nous ne sommes pas près de savoir en quoi consiste la spécificité de ce langage qu’est la littérature, à supposer qu’il y en ait une ». On s’en approche tout de même si l’on considère l’impossibilité de le réduire à l’unité d’un sens, son équivocité structurellement « indécidable », privant du même coup l’auteur de la maîtrise de sa création et le lecteur (critique) de celle de sa lecture.
[1] Signalons aux lecteurs d’EaN un petit livre d’une des deux éditrices du séminaire, Elizabeth Rottenberg (Derrida en jeu, Presses universitaires de Montréal, 2023), consacré au witz derridien et à son rapport à la psychanalyse.