« Là où il y a tyrannie »

Au moment où l’on s’apprête à célébrer les soixante ans de la révolution en Hongrie, les éditions du Félin font paraître une anthologie, Budapest 1956, dirigée par Guillaume Métayer, chercheur au CNRS et traducteur du hongrois et de l’allemand.


Budapest 1956. La révolution vue par les écrivains hongrois. Anthologie dirigée par Guillaume Métayer. Éditions du Félin, « Les marches du temps », 274 p., 22 €


Alors que le Comité central du Parti communiste polonais réintègre, le 19 octobre 1956, le réformateur Władysław Gomułka, 200 000 Hongrois manifestent leur solidarité avec les Polonais le 23 octobre. Le 24 octobre, les chars soviétiques entrent à Budapest et Imre Nagy redevient Président du Conseil. Le 25 octobre, une fusillade éclate devant le Parlement et la police politique tire sur les insurgés. Imre Nagy prend la tête du Parti communiste hongrois et un cessez-le-feu est signé entre le 28 et le 30 octobre. Le 4 novembre, au lendemain du grand discours du cardinal József Mindszenty sur le « régime déchu », les chars de l’Armée Rouge reviennent à Budapest, Imre Nagy et différents membres du gouvernement se réfugient à l’ambassade de Yougoslavie, et la révolution est écrasée dans un bain de sang.

Cette anthologie rassemble des textes d’écrivains hongrois, jusque-là pour la plupart inédits en français, qui reviennent sur ces quelques jours de l’histoire hongroise, d’une importance radicale pour la Hongrie, mais aussi pour l’Europe (et c’est le sens de la présence d’un extrait du texte de Milan Kundera publié initialement en 1983, « Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale »), et même pour « l’histoire universelle », avec ses conséquences politiques, mais aussi intellectuelles et artistiques. C’est d’ailleurs ce que la préface de Guillaume Métayer, intitulée « Hongrie 1956 : révolution et réalité » montre de manière précise et documentée, en situant dans une perspective élargie ces événements, emblématiques désormais d’un peuple qui a cru, l’espace de quelques jours, au rêve de la liberté.

Budapest 1956. La révolution vue par les écrivains hongrois

Budapest 1956 fait entendre la voix de différents auteurs hongrois, de différentes époques, pour certains très connus du public français, comme par exemple Sándor Márai (mais dont on lira un poème alors que c’est sa prose qui est abondamment traduite en France), István Örkény, dont le texte ici contraste avec ce que le lecteur français connaît de son humour grinçant et absurde, dans Les boîtes par exemple, Krisztina Tóth, auteure contemporaine dont le recueil Code-barres paru aux éditions Gallimard en 2014 livre un regard à la fois décalé et profondément juste sur la Hongrie des années 1970 aux années 1990, Tibor Déry, mais aussi des écrivains complètement encore inconnus du lecteur français, László Ladányi ou István Ágh. Non seulement les écrivains présents dans cette anthologie appartiennent à des époques différentes, et pratiquent des genres différents (on trouve ici de la poésie, du roman, de l’autobiographie, etc.) mais ils ont un rapport à l’événement historique autour duquel gravitent tous les textes, qui varie en fonction de leurs expériences propres, selon qu’ils ont vécu 1956 alors qu’ils étaient déjà exilés, ou qu’ils ont migré précisément à ce moment, ou qu’ils ont choisi de rester.

En guise d’exil, c’est l’écriture, par exemple, que choisit György Konrád, qui dit s’asseoir à son bureau et se mettre à écrire à chaque fois que l’occasion lui fut donnée de partir. Et ce n’est pas sans évoquer Imre Kertész, mentionné dans la préface mais absent de l’anthologie, dont un des personnages principaux, Köves, à la fin du Refus, décide de rester en Hongrie alors que les clameurs de liberté jaillissent et que les frontières sont perméables, pour écrire un roman, le seul qu’il puisse écrire, en hongrois2. Le ton est poignant, sérieux ou ironique et acide, comme dans « Promenades dans Budapest en 1956 » de György Konrád : « Les gens intelligents restèrent au lit, à moins que la curiosité ne les en délogeât pour partir vers des aventures inconnues. Les gens comme il faut partirent au combat en chemise propre, après un bon bain, un œuf à la coque et un thé. » Sans concession aucune, l’écrivain, dans un récit tranchant et plein d’acuité, laisse le lecteur perplexe. Rire ou pleurer ? C’est peut-être un des dilemmes que le lecteur de Budapest 1956 tentera de résoudre.

Budapest 1956. La révolution vue par les écrivains hongrois

C’est également à la pluralité des voix des traducteurs que nous serons sensibles. Une courte notice biographique en fin de volume est écrite pour chaque auteur mais aussi pour chaque traducteur. Cette initiative permet aux curieux de mieux connaître les écrivains dont il lit des textes plus ou moins longs, mais aussi d’être sensibles à la diversité des traducteurs de hongrois aujourd’hui en France. Chevronnés ou plus novices, ils sont tous animés par cette volonté de faire connaître une littérature, et de rendre audible une langue si particulière, et si belle, ce qui rend l’entreprise collective de Budapest 1956 assez émouvante. Enfin, ils pourront aussi flâner dans les rues de la Budapest de 1956 grâce à un plan et à un index des rues extrêmement précis, et se repérer dans la Hongrie entière en suivant sur une carte d’époque aussi les différentes voies prises par ceux qui ont choisi l’exil.

Le regroupement de ces textes dans cette anthologie semble habité par cette question du rapport entre le rêve et la réalité, de cet écart entre ce à quoi l’on a pu croire et ce qui en a résulté, sur ces « frontières floues avec le réel qui s’absente parce que la forme de l’Histoire dépasse depuis longtemps l’échelle de l’individu » écrit Guillaume Métayer dans la préface. Et le choix de donner à lire l’Histoire par des écrivains est une manière aussi de s’interroger sur les différentes possibilités d’appropriation ou de réappropriation de l’Histoire par la littérature, une « invitation à visiter cette mémoire collective d’un peuple, pour tenter de comprendre de l’intérieur les mobiles et les émotions qui ont accompagné cet épisode héroïque et tragique de l’histoire de la liberté ». Ce phénomène d’ « étrangéisation » du réel est en effet perceptible dans plusieurs textes, dont certains sont même franchement oniriques, comme peut-être cette révolution elle-même. Cette étrangeté des événements et ces liens entre rêve, réalité et révolution confèrent à l’ensemble une unité auquel le lecteur sera sans aucun doute sensible.

Nous avons quant à nous été frappés par le poème liminaire de Gyula Illyés, « Une phrase sur la tyrannie », aux accents étrangement prémonitoires, puisque ce texte a été écrit dans les années 1950, et publié pour la première fois en octobre 1956 dans la Gazette littéraire (Irodalmi Újásg), hebdomadaire d’opposition qui a dû émigrer dès 1957 vers l’Ouest. La tyrannie s’immisce partout, dans les interstices les plus intimes (« Tu as beau vouloir t’enfuir, elle te guette / tu es à la fois prisonnier et geôlier / elle s’insinue dans le goût de ton tabac, / l’étoffe de tes costumes / elle pénètre au plus profond / jusqu’à la moelle de tes os ; / tu voudrais réfléchir, mais seuls / te viennent à l’esprit ses propos ») et c’est, nous semble-t-il, aussi ce qui rassemble tous ces textes de Budapest 1956.

Budapest 1956. La révolution vue par les écrivains hongrois

L’appropriation de l’événement historique dévoile sans cesse la tyrannie subie, présente dans chaque recoin de l’individu. C’est ce vieux professeur qui décide, pour des raisons particulièrement embrouillées, de passer la frontière, sans jamais se départir de son acrimonie, et de se laisser mourir, spectateur de la « désagrégation » dans « L’Heure des comptes » de Tibor Déry. Ce sont aussi ces parents devant le cadavre de leur fils dans le bouleversant « Prière » d’István Örkény, qui s’accrochent à l’idée que, non, leur fils est bien parti en Amérique avant de reconnaître enfin que c’est la tyrannie qui est étendue là, dans leur chair.

Les écrivains déclinent ici la tyrannie et ses conséquences les plus cachées, dans une histoire qui se tient secrète parfois aussi, sauf quand elle se laisse lire dans les corps, comme cette carte que la narratrice de Krisztina Tóth peut lire sur le torse de son père : « Ce ventre, d’ailleurs, était tailladé de monstrueuses cicatrices, dont les trajectoires enchevêtrées, bien que recouvertes de poils jaunâtres au milieu et sur le torse, luisaient de sueur, de loin déjà. Le sentier principal serpentait jusqu’à la clavicule. Trois carrefours le coupaient, l’un sur la poitrine, l’autre sur le sommet de la colline, au-dessus du nombril, et le dernier en bas. Sur le dos aussi il y avait deux gigantesques trous, recousus de deux grands points de suture, qui semblaient communiquer avec les carrefours visibles. C’est ainsi que j’appris à connaître mon père, avec ces sentiers mystérieux, qui conduisaient on ne sait où, loin, à l’intérieur dans cette forêt obscure et silencieuse, d’où jamais, de toute mon enfance, la moindre voix n’avait filtré. »

Les voyages en train, les valises, la succession de frontières, autant d’éléments présents dans ces récits, dans ces poèmes, autant d’éléments consubstantiels à 1956, et que Krisztina Tóth intériorise et métaphorise dans un rapport au corps et à la matière qui lui est propre. Mais ils sont nombreux ces corps abîmés, douloureux, mourants ou morts, abattus ou pendus, dans Budapest 1956 et c’est dire combien les victimes de la répression meurtrière a marqué ces écrivains dont l’écriture incarne à la fois la déréalisation et l’étrangeté de la révolution, et son caractère particulièrement concret et incarné.

Budapest 1956. La révolution vue par les écrivains hongrois

Budapest 1956, ce sont des hommes et des femmes qui errent dans la ville abîmée, détruite, où les traces de ceux qui ont disparu sont ensevelies sous les décombres, où les colonnes de chars ébranlent les ponts, où le temps semble à la fois suspendu et sur le point de basculer. Et c’est la seconde où l’on a cru que la révolution aurait en effet lieu, que la « vérité » aurait le dessus sans qu’aucune goutte de sang ne soit versée, qui change Yuri, fondamentalement, dans « Lignes de force du champ magnétique » de György Ferdinandy, Yuri qui ne pourra plus jamais être « comme les autres hommes, celui qui, ne serait-ce qu’un instant, avait cru l’impossible, là, devant l’Astoria ». Et de constater la modification radicale du rapport au temps et à l’existence : « On titubera vers l’avant. Après coup, on maquillera les hasards en décisions. C’est ça qu’on a dans nos sacoches, c’est de ça qu’on se forgera des justifications. Ça deviendra un destin, de l’histoire. »

La tyrannie se dévoile aussi dans les tentatives des écrivains pour s’approprier l’Histoire, sans avoir la certitude de pouvoir en rendre compte exactement, ni même de la comprendre. Mais c’est justement dans ce vacillement des certitudes que s’élabore la création littéraire avec toute la force et la fragilité qui lui sont inhérentes, disant aussi le vacillement de l’interprétation de l’événement.


  1. « Là où il y a tyrannie » est le premier vers du poème de Gyula Illyés, « Une phrase sur la tyrannie », 1950. 
  2. Imre Kertész, Le Refus. Trad. du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, Actes Sud, 2001.

À la Une du n° 19