La valeur absolue de la vie humaine

Les questions abordées par Francis Wolff dans La vie a-t-elle une valeur ? ne sont pas une parenthèse dans son œuvre. Déjà, dans Notre humanité, à rebours de l’opinion dominante, il considérait que l’opposition entre la culture « proprement humaine » et la nature était « une attitude typiquement antinaturaliste ». À partir d’une définition du naturalisme, assez consensuelle en philosophie, selon laquelle tout, y compris l’esprit, est régi par des lois physiques, il rappelait que l’homme « est un être naturel semblable aux autres ». Approche très éloignée de celle de Philippe Descola qui fait du naturalisme la manière occidentale d’organiser le monde, manière qui impliquerait le refus d’accorder l’intériorité aux non-humains. Une bonne part des mécompréhensions dans les débats sur le rapport au vivant est liée à cette divergence définitionnelle.

Francis Wolff | La vie a-t-elle une valeur ?. Philosophie Magazine, 190 p., 18 €

Il est acquis, avec la fin de l’exceptionnalisme [1], que la culture ne transcende pas la biologie humaine mais en est un des traits majeurs. Depuis le moment cartésien, un projet philosophique a en effet réintégré l’homme dans la nature. Il n’est donc plus possible de parler d’exception humaine. Doit-on pour autant renoncer à rechercher des propriétés spécifiques, comme pour toute autre espèce ? Le premier mérite du présent ouvrage de Wolff est de rendre compte scrupuleusement de l’argumentaire de ceux qui dissolvent la spécificité humaine dans un ensemble bien plus vaste, celui des vivants.

Faudrait-il subjectiver les non-humains parce que, dans l’anthropologie descolienne (et latourienne), l’exploitation et la domination sont fondées sur l’objectivation ? L’anthropocentrisme est-il réellement une violence ? Si c’est le cas, doit-on en déduire que les animaux non humains seraient mieux protégés de nos indignes traitements si nous faisions d’eux des sujets ou des individus vis-à-vis desquels s’appliquerait un principe d’égal traitement ? Ne devrions-nous pas plutôt compter sur les capacités dont l’histoire évolutive nous a dotés pour nous préoccuper de la protection des autres espèces ? Parmi ces capacités, il en est une qui doit être mise en exergue : « L’évaluation humaine est la seule qui puisse se faire d’un point de vue global et non du seul point de vue de l’espèce ». C’est pourquoi l’anthropocentrisme n’entraîne pas en lui-même mépris ou indifférence aux souffrances des autres espèces.  Il n’est donc pas seulement souhaitable, mais « inévitable ».

Ce n’est pas ainsi que l’entendent les antispécistes dont, comme le souligne Wolff, l’engagement se fonde sur une étrange définition : le spécisme serait nécessairement à l’espèce ce que le racisme est à la race, une discrimination indue. Cette définition est défendue au nom d’une contrainte, dite cruciale, nommée correspondance : le concept de spécisme ne peut être utile que s’il permet de tirer de l’éthique du racisme des leçons applicables à la manière dont sont traités les animaux. Sommes-nous réellement incapables de considération à l’égard des espèces non humaines (du moins, de certaines d’entre elles) sans avoir recours à l’argumentaire antiraciste ?

Francis Wolff, La vie a-t-elle une valeur ?,
« Marinetti », Růžena Zátková (1922) © CC0/WikiCommons

Comme le note Francis Wolff, « il est toujours gratifiant, politiquement et moralement, de proclamer qu’on est contre toutes les hiérarchies » et donc de faire de tous les vivants des patients moraux. Mais est-il raisonnable de mettre dans « le même sac moral les rats et les nourrissons, les lapins et les adultes intellectuellement handicapés, sous prétexte qu’ils sont également dénués de discernement moral et qu’ils auraient ainsi un “droit” égal au respect ou à la vie de la part des “agents moraux” que nous sommes » ? L’antispécisme est donc confronté, par son refus de hiérarchiser parmi les vivants, à des conséquences fortement indésirables : « Lorsque l’on traite les animaux comme des personnes, comment justifier qu’on ne doive pas traiter les personnes comme des animaux ? ».

Peut-on, contrairement à ce que pensent les antispécistes, justifier des traitements préférentiels accordés à certains individus du fait de leur espèce ? Et le faire au nom de l’humanisme, si naïve que cette revendication puisse sembler ? L’auteur reconnaît que l’antispécisme met le doigt sur une difficulté : « Tout critère pour délimiter l’extension du champ de notre attention morale paraît arbitraire ». Il n’est pas raisonnable de penser que les soins que nous accordons au nouveau-né soient la conséquence de son appartenance à notre espèce, ni liés au fait qu’il serait un « patient moral » : c’est « parce qu’il est ce que nous avons été et qu’il est potentiellement ce que nous sommes ».

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Pourtant, reconnaît l’auteur, nous nous sentons obligés à l’égard d’autres êtres vivants avec lesquels nous sommes liés par un contrat affectif (chiens et chats) ou domestique (animaux d’élevage) ou encore écologique (animaux sauvages). Les devoirs qu’implique ce dernier contrat sont essentiels, tout comme ceux que nous avons envers les écosystèmes de notre planète. Ces devoirs ne relèvent cependant pas de l’éthique animale mais de l’éthique environnementale. Or, cette dernière montre l’impossibilité du biocentrisme. 

En effet, si l’on devait accorder une valeur en soi au vivant, l’éthique environnementale devrait être biocentrée. Mais, « en accordant sa priorité à la sauvegarde des espèces vivantes et des écosystèmes, en refusant par conséquent toute hiérarchie entre les espèces, et donc toute forme d’anthropocentrisme, cette éthique conduirait logiquement à l’abattage de 90 % de l’espèce superprédatrice : l’espèce humaine ». Wolff remarque honnêtement que l’argument selon lequel on ne peut accorder à la vie une valeur intrinsèque (car la vie se nourrit de la vie) ne peut être mobilisé ici dans la mesure où il est parfaitement cohérent de désirer la plus grande diversité d’espèces vivantes. Si bien que l’on pourrait conclure à la valeur en soi de la biodiversité. 

Pourtant, selon l’auteur, cette dernière « n’a d’autre valeur [instrumentale, affective, patrimoniale ou esthétique, est-il précisé plus loin] que celle que les êtres humains lui accordent ». L’humanité est bien « la seule finalité de toute éthique environnementale ». Les obligations que celle-ci impose sont, dès l’instant où l’on admet que seule une vie humaine a une valeur absolue, plus claires : une éthique environnementale doit être juste, et nous ne pouvons l’être vis-à-vis de la nature ou des vivants, mais seulement des personnes. Le principe de justice doit, précision essentielle, être guidé par la prise en compte des intérêts des plus désavantagés.

La valeur absolue des personnes, qui guide l’éthique humaniste de Francis Wolff, se heurte néanmoins à une ultime difficulté. Elle s’exprime en adoptant le point de vue nihiliste qui consiste à s’interroger sur les frontières : s’il est raisonnable de se soucier de soi et de ses proches, pourquoi devrait-on étendre ce souci à la vie humaine en général ?  Ou encore celui du cynique qui se demanderait si la vie humaine vaut la peine d’être préservée alors que notre espèce est la plus nocive pour notre planète. 

C’est pourtant bien l’humanité qu’il convient de sauver pour la simple raison qu’elle, et elle seule, est une communauté morale. Wolff reprend ici quelques-uns des arguments développés dans son magnifique Plaidoyer pour l’humanité. Il avait alors rappelé, en empruntant à Aristote (ce qui vaut pour un être, c’est d’être parfaitement ce qu’il est ; ce qui vaut donc pour tout être humain, c’est d’être pleinement et éminemment humain) et à Kant (ce qui vaut absolument pour l’humanité vaut aussi en soi et absolument) l’idée que la valeur intrinsèque de l’humanité ne doit pas seulement tenir à ce que devrait idéalement être et faire tout homme (universel de droit), mais à ce que sont les hommes et à ce qu’ils cherchent. Il s’agissait donc de proposer une anthropodicée, soit une défense de la valeur intrinsèque de l’humanité fondée sur ce qu’elle est, sur ce qu’elle fait et sur ce qu’est la raison.

La raison ? C’est trop peu dire : la raison dialogique, plutôt, c’est-à-dire « la capacité à raisonner ensemble, les uns avec les autres, à leur dire oui ou non, et par conséquent aussi à soi-même, par intériorisation d’un interlocuteur imaginaire : la faculté critique ». On voit ici se dessiner les contours d’une éthique de la réciprocité dont le fondement est limpide : « Chacun s’efforcera de traiter tout autre comme il voudrait être traité par lui ». De ce contrat moral découlent les trois autres contrats énoncés ci-dessus (affectif, domestique et écologique). 

Nous ne sommes donc pas des vivants mais des personnes : ce qui a une valeur insigne, ce n’est pas la vie comme telle, mais « une vie, une seule, dès lors qu’elle est celle d’une personne, quelle qu’elle soit, où qu’elle se trouve ». La conclusion de Wolff, que nous faisons nôtre, est qu’une saine politique écologique « ne doit pas viser à nous ensauvager ou à nous enforester, ni à défendre une nature primitive imaginaire dans les ZAD, mais à contribuer à diminuer les injustices sociales et globales, présentes et à venir ». Une authentique pensée de l’émancipation est à ce prix. Pacifier les relations entre les vivants n’exige pas de nous convaincre que nous serions des animaux comme les autres, mais suppose une « bonne ontologie de la nature et une bonne anthropologie » [2]. C’est ce que l’on trouvera dans cet ouvrage et, plus généralement, dans l’œuvre de Francis Wolff.


[1] Voir Jean-Marie Schaeffer, La fin de l’exception humaine, Gallimard, 2007.

[2] Voir l’excellent texte d’Étienne Bimbenet, « Renouer avec la nature ? Atterrir avec Merleau-Ponty », Esprit, n319, mars 2025.