La dictature serait-elle une maladie ?

L’avènement, après la Première Guerre mondiale, de régimes fascistes et totalitaires a suscité une littérature considérable, et des travaux de très grande qualité, en sciences humaines comme en philosophie. La question est loin d’être épuisée. Dans un essai qui s’adresse au public occidental puisqu’il a été rédigé en anglais, l’écrivain égyptien Alaa El Aswany examine à son tour cette question, en englobant l’ensemble des cas d’autoritarisme qu’il diagnostique sous le terme de « dictature ».


Alaa El Aswany. Le syndrome de la dictature. Trad. de l’anglais par Gilles Gauthier. Actes Sud, 204 p., 19,80 €


C’est que, dentiste de formation, Alaa El Aswany traite la dictature, dont il a eu une expérience directe, comme une maladie, un syndrome, dont les symptômes se manifestent de la même façon dans les différents régimes autoritaires. En bref, « la dictature constitue la relation maladive entre un chef d’État et son peuple ».

Alaa El Aswany. Le syndrome de la dictature

Alaa El Aswany est un démocrate convaincu. Il n’a cessé de le prouver par le biais de son engagement dans le mouvement kifaya, lors de la révolution de janvier 2011, et à travers tous ses écrits, en particulier son roman J’ai couru vers le Nil (Actes Sud, 2018), dont le régime du maréchal Sissi a réussi à faire interdire la publication dans les pays arabophones – à l’exception du Maroc, de la Tunisie et du Liban – parce qu’il révélait en termes un peu trop réalistes ce qu’il en était d’un régime dont beaucoup ne souhaitaient pas que le vrai visage soit révélé.

Dans son « étude sur la dictature », on retrouve ses qualités de narrateur, grâce aux souvenirs personnels et aux anecdotes dont son texte fourmille. On croit alors entendre une conversation animée entre amis, autour d’une table de café. Beaucoup de ces épisodes font frémir, mais certains sont cocasses. Ainsi, lorsque El Aswany, pour expliquer la nationalisation de la presse par Nasser, en 1960, raconte une histoire de cocuage, on reste dubitatif. Nasser aurait, selon lui, été irrité par l’importance que la presse avait accordée aux amours de Tata Zaki, une ancienne mannequin, considérée comme la plus belle femme d’Égypte. Son mari refusant le divorce, Tata Zaki avait fui le domicile conjugal pour retrouver son jeune amant, et était allée se confier à un journaliste de renom qui en avait tiré une série d’articles à succès.

Enfant, Alaa El Aswany s’était demandé pourquoi les Égyptiens avaient manifesté en masse pour demander que Nasser reste à son poste, alors qu’au lendemain de la défaite de la guerre menée contre Israël, en 1967, il avait présenté sa démission. Cette question l’a poursuivi, et c’est en découvrant le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie qu’il pense avoir trouvé une réponse. De ce texte dense, et maintes fois commenté par de grands auteurs, il propose une lecture qu’on ne saurait qualifier autrement que de simpliste et qui lui permet de « comparer les gens gouvernés par un dictateur à des malades mentaux ». L’embarras augmente quand El Aswany rapproche les intuitions fulgurantes de La Boétie de ce qu’il donne pour une expérimentation scientifique sur des singes, et qui n’est en réalité qu’une fable, connue sous le nom du « théorème des singes ».

Alaa El Aswany. Le syndrome de la dictature

Alaa El Aswany (2012) © Jean-Luc Bertini

On est loin d’avoir résolu l’énigme de ce qu’Erich Fromm puis Carlo Levi ont nommé la « peur de la liberté », et la question vaut la peine d’être posée une fois encore. Mais l’installation puis la perpétuation de régimes autoritaires, tous différents les uns des autres, dans des circonstances qui ne sont jamais les mêmes, ne peut se réduire au fait qu’un peuple « semble avoir besoin d’un dictateur », le dictateur s’arrangeant ensuite « pour parvenir au pouvoir et pour le concentrer dans ses propres mains ». Il peut paraître très étonnant, par exemple, qu’il ne soit tenu aucun compte, dans Le syndrome de la dictature, des relations internationales et du jeu des grandes puissances dont il est notoire qu’elles apportent trop souvent leur appui à certains régimes autoritaires quand leurs intérêts politiques ou économiques sont en jeu.

Alaa El Aswany conclut en appelant à développer un « scepticisme salutaire », moyen le plus efficace pour prévenir une dictature, et en reconnaissant que la route est encore longue avant que « l’humanité jouisse d’un temps où il n’y aura plus de dictateurs ». Nous sommes nombreux à le suivre sur cette voie, à reconnaître son courage et sa détermination, tout en souhaitant qu’il nous donne à nouveau le plaisir de lire un beau roman comme il sait les faire.

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