Le passe-frontières

Au moment où l’on pleure la destruction de Beyrouth, paraît un livre qui est la quintessence de ce que cette ville paradoxale a pu produire. L’auteur de Beyrouth entre parenthèses, Sabyl Ghoussoub, est un jeune artiste bourré de talents qu’il ne se résout pas à cantonner à un seul domaine, ni à un seul pays.


Sabyl Ghoussoub. Beyrouth entre parenthèses. L’Antilope, 144 p., 16 €


Photographe et amoureux de cinéma, Sabyl Ghoussoub a été directeur du festival du film libanais de Beyrouth et commissaire, à Paris, de l’exposition « C’est Beyrouth » qui désormais va prendre valeur de témoignage. Il a aussi le goût de l’écriture romanesque et ne dédaigne pas le journalisme. Passionné et multiple, il est de ceux qui échappent à tout enfermement. Né à Paris dans une famille où l’on s’est battu pour la Palestine, il est parti à l’âge de dix-neuf ans s’installer au Liban. C’est là qu’enfreignant les interdits familiaux, il a entamé une correspondance avec Laura Schwartz, une écrivaine franco-israélienne qui vit à Tel Aviv. De larges extraits de cette correspondance entre deux « collaborateurs », au regard de la loi de chacun de leurs pays, paraîtront dans un blog.

Sabyl Ghoussoub. Beyrouth entre parenthèses

Beyrouth (2004) © Jean-Luc Bertini

Dans le roman, où se mêlent fiction et autobiographie, Laura Schwartz prend le nom de Rose, et c’est elle que le narrateur décide de rejoindre à Tel Aviv. « À force d’entendre parler d’Israël depuis que je suis petit, le voir condamner de tous les maux de la planète, je n’ai eu qu’une seule envie, m’y rendre. » Franco-libanais, il détient un passeport français, et même un passeport spécialement établi en vue de son voyage en Israël, car les différents tampons, dont celui de la République islamique d’Iran, qui figuraient sur le précédent lui auraient définitivement interdit l’accès à ce pays. C’est donc plein de confiance qu’à la sortie de l’avion il se dirige vers le guichet du poste-frontière, où il compte bien se faire passer pour un touriste ordinaire.

Les services de sécurité ne l’entendent pas de cette oreille. Le narrateur (Sabyl ?) porte un nom arabe : il est donc immédiatement suspect. Parqué d’abord dans une salle d’attente, il est soumis à un très long interrogatoire dont le récit, plein d’humour, constitue la partie la plus savoureuse du livre. L’interrogatrice est une femme qui n’a pas le sex-appeal qu’il attribuait, dans ses fantasmes, aux « soldates de Tsahal qui se pavanent en string, les fesses à l’air sur Internet » et dont il s’imaginait tomber amoureux, trahissant son pays « dès l’aéroport, pour une paire de fesses ». Elle le soumet à un feu roulant de questions destinées, comme c’est l’usage, à l’identifier et à le déstabiliser. Les réponses devraient pouvoir tenir en quelques mots.

Sabyl cependant ne peut coller à aucune identité simple et préétablie. Dans le dialogue fictif qu’il imagine avec la femme qui l’interroge, la sincérité même qu’il déploie rend dérisoires les catégories dans lesquelles on prétend l’enfermer. Il ne se souvient plus du prénom de son grand-père paternel. Il sait juste, d’après les récits de sa mère, qu’il était alcoolique, « un peu comme moi ». Quant à ses parents, ils sont chrétiens, certes, mais « maronites, ascendant communiste. Un sacré mélange, je ne vous raconte pas. À base de Jésus et de Karl Marx. Moi Jésus et Karl Marx me fatiguent, je n’aime que la Vierge Marie ». Son père, un poète, incapable de tenir une arme, est le seul vrai communiste qu’il connaisse, « un homme qui n’a jamais renié ses convictions ; il a donc arrêté de voter pour le parti communiste dès les première élections ».

Sabyl Ghoussoub. Beyrouth entre parenthèses

L’interrogatoire prend une autre tournure quand un homme entre dans la pièce et jette un tas de feuilles sur la table. Ce sont les photos réalisées par le narrateur : des personnages à la tête et au visage enveloppés d’un keffieh (en fait, des membres de sa famille), un reportage effectué en Iran. Sabyl a peur. Il se souvient des tortures infligées aux prisonniers palestiniens dans le centre de la Moskobiya. Il multiplie les explications. L’Iran, il y a surtout fait des photos, la fête, retrouvé brièvement une amante, Shirin, fait la connaissance de Hussein, et beaucoup bu. Les Israéliens sont à la recherche d’activités subversives ou terroristes, Sabyl parle de sa sexualité : « je baise sans le vouloir, presque sans le pouvoir ». Au bout de longues heures au cours desquelles ils se relaient, les interrogateurs arrivent à la conclusion qu’ils n’ont pas affaire à un individu dangereux mais à un demeuré. C’est Shabbat. L’aéroport est vide. Sabyl peut prendre un taxi pour Tel Aviv.

La dernière partie du livre qui commence alors est moins convaincante. Sabyl Ghoussoub, dont le premier roman s’intitulait Le nez juif (L’Antilope, 2018), ce nez étant le sien, est à la recherche d’une espèce d’arabité juive ou de judéité arabe, qui ferait disparaître les fils barbelés séparant Israël du Liban. Il raconte ses promenades à Jaffa et à Haïfa, ses rencontres avec Asaf, un artiste juif d’origine irakienne ou avec une vieille Juive égyptienne. Il se rend jusqu’à la frontière libanaise, et imagine sa mère, sa sœur, ses tantes, en train de nager et de bronzer, dans leur village au bord de la mer, avec l’envie de les rejoindre.

Ce Liban de carte postale correspond au Tel Aviv « où il fait bon vivre entre les palmiers, les vélos et la Méditerranée ». Certes, on comprend que Sabyl Ghoussoub ait été saturé de discours militants et d’images convenues. Dans son désir de se démarquer et de ne pas reproduire les scènes vues et revues dans le monde entier, il cède, à la fin de son livre, à la facilité de propos irénistes et esthétisants plus conformistes que provocateurs. Mais l’humour, la verve, la rapidité et l’élégance de l’écriture font néanmoins de la lecture de ce court roman un vrai moment de plaisir.

Tous les articles du n° 111 d’En attendant Nadeau