Les luttes et les livres

Par sa construction, fragmentaire, entre répétition et accumulation, par sa circulation entre les langues – l’arabe, le français –, par son flow saccadé, par son humour porté autant sur la tendresse que sur l’autodérision, par sa recherche d’une place vivable qui ne peut exister que dans l’écriture, La petite dernière, le premier livre de Fatima Daas, possède d’authentiques qualités littéraires. Ce monologue autobiographique n’en est pas moins relié à son espace social, aux transformations actuelles des luttes antiracistes, féministes, populaires. Il en est une juste expression, et ouvre le champ.


Fatima Daas, La petite dernière. Noir sur Blanc, coll. « Notabilia », 192 p., 16 €


Rappelez-vous. Dans la nuit du 7 au 8 mars 2020, des centaines de femmes marchent du quartier populaire de la place des Fêtes à la place de la République, à Paris. Elles reprennent les mots d’Adèle Haenel à la cérémonie des Césars (« la honte ») et de Virginie Despentes à sa suite (« on se lève, on se casse »). Les rassemblements ne sont pas encore interdits pour cause de pandémie, mais les manifestantes sont vite gazées, embarquées par la police.

Trois mois plus tard, la même place de la République est remplie, et, comme on dit désormais, nassée. Ce 13 juin 2020, la foule déconfinée, commémorant la mort du jeune Adama Traoré il y a quatre ans, réclame la fin des violences policières. Noirs et blancs, femmes et hommes, la statue nationale est entourée par les habitants des quartiers populaires ; c’est une manif qui rajeunit et renouvelle la manifestation, avec ce détail : beaucoup sont de très jeunes femmes.

En cette année où manifester fut aussi courant qu’empêché, ce livre aurait pu être brandi d’un événement à un autre. Par ses phrases nominales ou son passage à la ligne, il a parfois, d’ailleurs, des aspects de placard sur un mur. Jeune femme de vingt-cinq ans de Clichy-sous-Bois, lesbienne et musulmane, sa narratrice incarne le refus des identitarismes et pour autant une prise de parole située, disant à chaque phrase qu’on peut être tout ce qu’on est devenu.

Fatima Daas, La petite dernière

Fatima Daas © Olivier Roller

La petite dernière n’est pas un texte sociologique, ni militant, et pourtant ce que Fatima Daas écrit, la forme qu’elle choisit, peuvent donner de l’air à qui se réclame d’une convergence des luttes à laquelle plus personne ne croyait. Elle fait converger les lectures, citant autant Passion simple d’Annie Ernaux et La vie matérielle de Marguerite Duras que La médecine des cœurs d’Ibn Qayyim al-Jawziyya, un livre de spiritualité musulmane. Cette « Clichoise qui voyage de l’autre côté du périph pour poursuivre ses études » fait converger le « monde des lettres » et les quartiers populaires, sans passer par l’exercice du livre sur la banlieue. Toute son écriture semble aller dans ce sens, faire converger, rassembler, faire tenir dans une parole : des identités, des références, des mondes.

En une suite de courts chapitres strictement au présent, commençant par la reprise de son prénom (« Je m’appelle Fatima ») ou de son nom (« Je m’appelle Fatima Daas »), celle qui est aussi la petite dernière du master de création littéraire de l’université de Saint-Denis – lequel permet l’émergence de nombreux jeunes auteurs depuis quelques années – fait un autoportrait éclaté, travaillant les attendus et préjugés de la famille, de l’école, du quartier, du pays, comme ceux du lecteur : « Je m’appelle Fatima Daas, mais je suis née en France » ; « Je suis rebeu, donc musulmane ».

De sorte que rien, ici, ne va de soi, rien n’a la facilité de l’évidence. Pas même la violence des cités, ou la trahison de classe. La petite dernière n’est pas Les Misérables (le film de Ladj Ly), et Fatima Daas n’est pas Édouard Louis. Son introspection s’évade en cassant chaque fois qu’il est possible ce que son propre développement de motifs personnels (Paris, la religion, les parents, l’école, la sexualité…) peut laisser entendre ou supposer. Par son ironie, par son écoute des langages et des discours qui l’entourent, la narratrice n’est jamais seulement l’une ou l’autre de ses identités, jamais seulement musulmane, seulement du 93, seulement femme, ou seulement lesbienne. Elle est aussi asthmatique, et ce n’est pas un détail : sa respiration empêchée, son souffle cassé, mettent au cœur du livre à la fois l’expérience de la minorité et l’apprentissage de la parole.

La construction du récit d’une éducation à soi est très efficace, au moins dans ses deux premiers tiers, le dernier perdant l’effet entretenu par les reprises et le mélange des situations décrites, souvent prélevées avec une telle justesse qu’on aurait aimé lire la suite de certains passages – l’observation de « la fatigue des transports » (que se passe-t-il pendant quatre heures de transport « en commun » ?), le questionnement des euphémismes et des non-dits de la langue française (« se rapprocher » de Paris pour dire quitter la banlieue, emprunté à La vie matérielle de Duras), la violence sociale de la classe préparatoire abandonnée au bout de quelques semaines…

À la fin, Fatima Daas écrit : « Ça raconte l’histoire d’une fille qui n’est pas vraiment une fille, qui n’est ni algérienne ni française, ni clichoise ni parisienne, une musulmane je crois, mais pas une bonne musulmane, une lesbienne avec une homophobie intégrée. Quoi d’autre ? » Quoi d’autre ? La petite dernière raconte aussi l’histoire d’une femme qui, par l’écriture, fait tenir tout ensemble – et nous avec, et nous dedans. Ça passe aussi par ça, la politisation.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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