Du côté des vieux de la vieille

Suspense (34)

Il arrive que d’honnêtes auteurs ou même de très bons finissent par se caricaturer eux-mêmes. C’est le cas de James Lee Burke, Michael Connelly, Jonathan Kellerman, tous trois américains, qui, ces dernières années, fatiguaient beaucoup (aux sens transitif et intransitif du verbe). Deon Meyer, sud-africain, également un vieux de la vieille du polar, s’était, lui, récemment égaré dans le roman d’anticipation (L’année du lion). Le lecteur avait donc toutes les raisons de se méfier de leurs dernières productions. À tort pour Connelly et Meyer qui, retrouvant un certain punch, proposent des aventures policières fort lisibles, mais à raison pour Burke et Kellerman qui, eux, poursuivent en mauvais pilotage automatique les histoires de leurs héros habituels.


James Lee Burke, New Iberia Blues. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Christophe Mercier. Rivages, coll. « Noir », 400 p., 23,50 €

Michael Connelly, Nuit sombre et sacrée. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Robert Pépin. Calmann-Lévy, 432 p., 21,90 €

Jonathan Kellerman, Breakdown. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Grellier. Seuil, 400 p.,  21,50 €

Deon Meyer, La proie. Trad. de l’afrikaans par Georges Lory. Gallimard, coll. « Série noire », 569 p., 18 €


Si Connelly et Meyer se reprennent, on peut donc éviter Breakdown, trente-et-unième livre de la série Delaware et Sturgis de Jonathan Kellerman, tout comme New Iberia Blues, vingt-deuxième livre de la série Robicheaux de James Lee Burke. Breakdown se déroule comme d’habitude à Los Angeles. Alex Delaware, psychologue, part à la recherche d’un jeune garçon qui fut brièvement son patient et qui a disparu ; puis, avec Sturgis, son ami policier, il enquête sur l’assassinat de la mère de l’enfant, une ex-actrice de télévision tombée dans la psychose et la dèche. Enquête léthargique, indices parachutés, résolution pataude de dernière minute, personnages ennuyeux et prose qui l’est encore plus : Kellerman est en très petite forme.

Tout comme James Lee Burke dans New Iberia Blues, dont l’asthénie se manifeste par un excès de bavardage et de rumination crépusculaire simplette. Pourtant, Dave Robicheaux, personnage habituel de l’auteur, était encore il y a une décennie un héros fringant et un excellent « guide » de la Louisiane du bayou Teche. Ici quasi octogénaire – n’y aurait-il pas de retraite pour les forces de police de New Iberia ? –, il va élucider les méfaits d’un serial killer qui utilise les images des cartes du tarot pour mettre en scène ses crimes. Hum ! Et enflammer le cœur (il est trois fois veuf) de sa jeune coéquipière. Re-hum !

Suspense (34) : Connelly, Meyer, … Du côté des vieux de la vieille

L’écrivain américain James Lee Burke, créateur de l’inspecteur Dave Robicheaux © James McDavid

Parmi les suspects figure un enfant du pays devenu metteur en scène à succès à Hollywood, ce qui permet de dénoncer les mœurs dissolues du milieu du cinéma. Les autres personnages font partie du décor social acadien familier : policiers corrompus, petits blancs racistes, etc. Mais ni eux ni les « éléments d’ambiance » louisianais ne parviennent à sauver New Iberia Blues de son morne engluement. Un bon travail éditorial aurait sans doute pu élaguer les 560 pages et donner quelque tonus au livre, mais il aurait aussi effacé ses erreurs hilarantes qui, elles, mettent de bonne humeur. Ainsi, avertissant de la traitrise d’un dangereux personnage, Burke nous prévient qu’ « il suffit de lui tourner le dos pour qu’il vous éventre du nombril au menton ! ». Quel découpeur de talent ! C’est retenu : pour être équarri des fesses à la nuque, se placer face à lui.

Le lecteur aura plus de satisfactions avec Nuit sombre et sacrée de Michael Connelly, surtout s’il lui tardait de retrouver son héros favori, Harry Bosch. L’auteur avait en effet depuis quelque temps abandonné le fameux inspecteur du LAPD et inventé dans En attendant le jour une nouvelle enquêtrice, Renée Ballard. Il a aujourd’hui décidé de poursuivre les aventures de cette dernière et de faire reparaître Bosch, depuis longtemps à la retraite, mais ici curieusement employé au commissariat de la ville de San Fernando. C’est donc le duo Ballard/Bosch qui, dans Nuit sombre et sacrée, mène une enquête se déroulant, bien sûr, à Los Angeles et nous conduisant des différents quartiers de la mégalopole à ses plages, où Ballard fait du paddle et a planté sa tente (elle n’a pas de domicile fixe).

Les deux héros, qui sont un peu des doubles l’un de l’autre puisqu’ils possèdent les mêmes indépendance, ténacité, mauvais caractère, vont ensemble s’intéresser à une vieille affaire non élucidée, le kidnapping et l’assassinat d’une jeune fugueuse. Comme chacun opère de son côté, Connelly peut faire alterner chapitres Ballard et chapitres Bosch, et ajouter à l’intrigue principale les  affaires secondaires dont l’une ou l’autre traite dans le cadre de son travail. Le déroulement de l’intrigue est vif, les personnages rencontrés crédibles, le recours au méchant psychopathe un peu usé et la mécanique psychologique entre les deux héros assez prévisible, mais le tout est prenant.

Le lecteur devra bien sûr supporter l’idéologie habituelle de Connelly, et ici son péan au SIS (Special Investigation Section), une section du LAPD en délicatesse avec la justice et les associations des droits civiques mais que l’auteur juge capable de « faire du vrai travail de flic ».  Songez : « Violeurs, flingueurs ou tueurs en série, tous y passaient. Les conséquences de tous ces crimes non perpétrés grâce aux captures et aux morts attribuables à la SIS n’étaient pas quantifiables mais énormes. » Rien de tel, donc, pour la tranquillité publique, qu’un petit dessoudage préventif de racaille.

Suspense (34) : Connelly, Meyer, … Du côté des vieux de la vieille

L’écrivain américain Michael Connelly, créateur de l’inspecteur Harry Bosch © Terrill Lee Lankford

Quant au dernier Deon Meyer, La proie, ses 576 pages procurent tout le plaisir qu’on peut attendre d’une distraction intelligente. L’auteur sud-africain, un des plus connus du domaine policier, abandonne le post-apocalyptique de son Année du lion et revient à ses préoccupations habituelles pour l’histoire et pour la situation politique de son pays. Il présente ici un roman enlevé sur fond de ce que les Africains ont appelé la « state capture » (« captation de l’État »), c’est-à-dire l’appropriation des ressources de l’État par le président Zuma et quelques clans – dont celui des Gupta, célèbres affairistes d’origine indienne.

La proie mène habilement de front deux trames apparemment sans rapport qui finissent par se rejoindre. Dans la première, un personnage des romans antérieurs de Meyer, Tobela Mpayipheli, reparaît : il vit à présent sous un autre nom à Bordeaux, loin de son Afrique du Sud natale et de son passé d’activiste de l’ANC, jusqu’au jour où un ancien camarade surgit et lui demande d’accomplir une mission pour « la cause ». Il accepte et part l’exécuter, les services secrets russes à ses trousses. Poursuivi et poursuivants rivalisent alors d’astuce, cavalcadent et escaladent, provoquant la casse matérielle et humaine de rigueur.  Que d’action, que de suspense !

La seconde trame se déroule en Afrique du Sud avec deux sympathiques héros que nous connaissons déjà pour les avoir vus cinq fois à l’œuvre ; le capitaine Benny Griessel et son partenaire, Vaughn Cupido, membres de l’unité d’élite de la police, les Hawks. Un ancien policier, Johnson Johnson, a disparu d’un luxueux train de tourisme (le fameux Rovos Rail qui va de Cape Town à Pretoria) dans lequel il effectuait un travail de garde du corps. Lorsque son cadavre est retrouvé sur le bas-côté, les autorités concluent à un suicide alors que nos deux héros possèdent assez d’éléments pour montrer qu’il a été assassiné et que, de plus, deux passagers du train ont disparu dans la nature avant qu’on puisse les interroger. Mais la volonté politique de dissimulation étant ce qu’elle est et les ordres étant les ordres, ils sont forcés de passer à une autre affaire, celle d’un vieil homme retrouvé « suicidé » dans sa cuisine. Dans ce cas, comme dans l’autre, rien ne colle. Griessel, Cupido et leur supérieure zouloue, l’autoritaire colonelle Mbali Kaleni, ne s’en laisseront cependant pas conter.

Meyer déploie ici ses talents : agencement serré des péripéties, compréhension des situations politiques et sociales, sens de l’atmosphère et de la complexité morale. Sans « hard-boilisme » sadique, mais avec humour, et une grande jubilation, il fait de La proie un bon livre d’aventures. Mais d’aventures plus vraies que fausses. En effet, en février 2018, les « vrais » Griessel et Cupido des Hawks, après la démission forcée du président Zuma, lancèrent une opération d’envergure contre les Gupta dans le cadre d’une enquête sur la « captation de l’État ». Depuis, mandats d’arrêt, mises en accusation, annulations de procédures, etc. se succèdent. Les Gupta sont réfugiés à Dubaï tandis que Zuma est parvenu, jusqu’à ce jour, à ne pas répondre aux dix-huit chefs d’accusation portés contre lui.

De quoi, pour Meyer, écrire une suite à La proie qui se déroulerait à nouveau en France et en Afrique du Sud. Laissons-lui carte blanche pour ses décors sud-africains, mais suggérons-lui, cette fois-ci, pour ses décors français, les pittoresques tours de la Défense, siège social de la société Thales impliquée dans une affaire de pots-de-vin versés à Zuma lors d’une coquette vente d’armes !


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