Une trop douce violence

Dans Le ciel par-dessus le toit, Nathacha Appanah fait le récit de la vie d’une mère bouleversée par l’incarcération de son fils Loup, un jeune adolescent. Cet événement la replonge dans son passé et sa propre adolescence douloureuse. Dans ce court roman aux allures de conte, la violence habite toute une famille et semble s’être transmise d’une génération à l’autre. Pourtant, l’écriture de Nathacha Appanah, à la recherche d’une douceur et d’une délicatesse trop expressive, éteint toute la lumière et la force d’une histoire pourtant prometteuse.


Nathacha Appanah, Le ciel par-dessus le toit. Gallimard, 125 p., 14 €


Le ciel par-dessus le toit impose d’emblée son ambition par son beau titre inspiré d’un poème de Sagesse, écrit sans doute alors que Verlaine était en prison. Nathacha Appanah semble rechercher, par-dessus la noirceur et la violence de l’emprisonnement et du passé familial, une forme de lumière, d’ouverture. Le jeune Loup, fils de Phénix, décide un jour de s’échapper pour réaliser son rêve de retrouver sa sœur qui s’est éloignée depuis plusieurs années. Alors qu’il n’a pas le permis, prenant le cours de l’histoire familiale à rebours, Loup s’élance à contresens sur la route qui mène au domicile de sa sœur et provoque un accident de voiture. Cet événement, au symbolisme explicite, le conduit en prison et plonge sa famille dans l’inquiétude. Le récit trouve son origine dans la violence de ce moment qui bouscule soudain les équilibres du présent et les silences du passé.

Pourtant, Nathacha Appanah choisit de ne le décrire qu’à peine et de ne pas en souligner la brutalité : « Il n’avait pas le permis, il avait conduit prudemment jusqu’à l’entrée de la ville où il s’était trompé de sens. Après, il y a eu tous les bruits, les cris, sa voiture dans le fossé. Et sa crise de nerfs quand les policiers sont arrivés, aussi. »  L’arrivée de Loup à la prison pour mineurs est marquée elle aussi par une forme de douceur inattendue, où la porte d’entrée, peinte en bleu, lui rappelle les couleurs des Cyclades : « Qu’est-ce que ça fait ici, cette beauté-là, cette couleur qui fait penser à la mer, au ciel ? C’est évidemment un piège ». Le narrateur adopte dans ce chapitre le point de vue de Loup, jeune adolescent fragile, sur le fil ténu d’une vie dont il cherche en vain les origines, pour souligner la beauté trompeuse et naïve dans laquelle il se perd. Même les policiers qui l’amènent à la prison sont maintenus dans un flou innocent qui tend à les faire disparaître, reflétant peut-être, face au choc de l’accident, le sentiment d’effacement du jeune homme .

Nathacha Appanah choisit pourtant de maintenir, au-delà de ce premier chapitre, cette atténuation de la violence. Si l’on pouvait s’étonner, mais aussi se réjouir, de la douceur étrange d’une telle scène inaugurale ainsi que du choix de donner à voir l’espace de la prison pour enfants, par définition caché, tu, et finalement peu représenté dans la littérature contemporaine, on tend au contraire au fil du récit à s’impatienter. La douceur initiale s’affadit à force d’être soulignée. L’espace carcéral pour mineurs, que « seuls ceux qui savent, savent », comparé au début à un énigmatique « monstre à trois têtes », disparaît peu à peu pour ressurgir sans surprise et sans relief presque à la fin du récit.

Nathacha Appanah, Le ciel par-dessus le toit.

Nathacha Appanah © Francesca Mantovani

Les monstres dans Le ciel par-dessus le toit sont atténués et les espaces cachés de notre société, leur violence et leur injustice que l’on nous promettait de voir ici apparaître, demeurent voilés jusqu’au bout, étouffés peut-être par une langue trop sage, répétitive et explicative. Ainsi, lorsque Loup est décrit en prison dans un des passages que l’on voudrait pouvoir retenir, le caractère mécanique et inhumain de sa vie se trouve comme assourdi par un langage doux et par les anaphores de « on » et de « il y a » qui lissent la violence de la scène : « On le guide, toujours, on dit son nom, son numéro d’écrou, parfois on dit Salut, comment tu vas ? mais ce n’est pas adressé à lui, évidemment. On dit fouille, on dit douche. […] Ici, ce n’est pas un endroit qui veut faire croire qu’il est autre chose qu’une prison. Ici, il y a les cris de ceux qui sont enfermés et de ceux qui les surveillent, il y a l’écho mélangé de ces cris qui bondit sur les murs, il y a le bruit du trousseau de clés à la ceinture ». Les descriptions se construisent autour d’énumérations stéréotypées qui étouffent tout éclat, alourdies encore par quelques interventions du narrateur qui, concluant par exemple cette scène par l’évocation maladroite de la peur de Loup, affirme : « et tout ça, n’est-ce pas, c’est bien suffisant quand on a dix-sept ans ».

À la longue, la recherche, certes louable, de la délicatesse, perd de vue la justesse de la narration. Les images poétiques, en quête toujours de la bonne distance, finissent par rater, à cause de leur maladresse, les sujets difficiles et courageux du roman. Ainsi, l’évocation du changement d’identité de la mère, Phénix, qui s’appelait avant Éliette, la remémoration de son enfance douloureuse jusqu’à la maternité, engagent le récit vers des voies prometteuses. Il s’agit en effet d’une trajectoire de personnage de femme qui lutte et s’émancipe d’une éducation, de stéréotypes, d’abus. Le souvenir de l’accouchement de Loup se détache par exemple avec éclat de l’ensemble du récit, tout comme celui du cri de jeune fille qu’elle donne en spectacle en lieu et place du chant d’enfant prodige que sa famille attendait. Ces scènes, dont on perçoit la dimension traumatique pour Phénix, se concluent pourtant elles aussi par un discours illustratif du narrateur qui, une fois encore, brise toute leur force subversive : « Il ne faut rien regretter parce qu’il faut bien que ça se termine, ce faux-semblant qu’est l’enfance, il faut bien que les masques soient retirés, les imposteurs démasqués, les abcès crevés, il faut bien que cesse toute velléité du mieux, du magnifique, du meilleur, il faut bien en finir avec les belles paroles, les bons sentiments, les rêves doucereux ».

S’il faut bien, alors… Une dernière chose : Le ciel par-dessus le toit se trouve sur de nombreuses listes de prix, dont le Goncourt. Sur la quatrième de couverture, l’éditeur présente Nathacha Appanah sans craindre de la réduire aux chiffres qui couronnent son travail d’écriture : « auteure de neuf livres », lauréate pour son dernier roman, Tropique de la violence (Gallimard, 2016), de « quinze prix littéraires ». Mesuré, inoffensif, abordant des questions contemporaines profondes (la recomposition de la famille, la transmission des origines, la place de la mère, de la femme, de l’enfant, la violence de la prison) où se reflètent un espoir et une lumière dont on espère se satisfaire sans lutte, Le ciel par-dessus le toit, dans sa pudeur et sa sagesse, semble ainsi à son tour tout à fait ajusté aux récompenses de la rentrée littéraire, souvent raisonnables et prudentes.

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