Se souvenir du futur

Comme Hochéa Meintzel dans Premières neiges sur Pondichéry, nos rêves de paix et de tolérance sont aujourd’hui rattrapés par l’horreur du terrorisme. Au risque de nous isoler dans le deuil et la désillusion. Pour retrouver espoir, Hubert Haddad nous invite à retrouver la puissance des légendes et des récits communs.


Hubert Haddad, Premières neiges sur Pondichéry, Zulma, 192 p, 17,50 €


« L’apprentissage de l’oubli commence dans les rêves ». L’oubli des atrocités commises contre son peuple, le violoniste Hochéa Meintzel l’a cherché, comme beaucoup, en Israël, terre où se mêlent les cultures et les religions. Mais le rêve, l’utopie, se sont interrompus brutalement, ou plutôt, ils se sont mués en rêverie nostalgique. Nous découvrons en effet l’artiste amer et brisé, hanté par un attentat perpétré lors d’un de ses concerts à Jérusalem. Le drame n’est pas seulement personnel, il signe aussi la faillite d’un symbole, d’un espoir de paix entre les peuples.

Hubert Haddad premières neiges sur Pondichéry

Hubert Haddad © Nemo Perier-Stefanovitch

Invité pour un festival de musique carnatique en Inde, Hochéa quitte Jérusalem plein de lassitude, rejetant l’illusion à laquelle il a cru jusqu’ici. Accueilli par sa guide, la musicienne Mutuswami, il se lance avec elle dans un voyage de Chennai à Pondichéry, puis jusqu’à la côte Malabar. C’est en se perdant dans ses rêves qu’il cherche à nouveau l’oubli. L’écriture est dense, chargée de sensations qui empêchent parfois de distinguer clairement où l’on est et ce que l’on voit. Elle est à l’image de cette « neige de Pondichéry », inattendue et poétique, mais aussi déroutante, composée d’autres matières que de l’eau. Toute la fatigue de Hochéa est rendue dans cet accueil des sensations diurnes, qui s’enchaînent et se mélangent à celles des rêves et des souvenirs, sans réellement trouver de sens.

Cette perte de soi est contrebalancée par un très bel art du récit, emmené par les fidèles de la synagogue bleue de Kochi. Alors que Hochéa se pensait en exil loin de Jérusalem, la foi se rappelle à lui par l’intermédiaire de cette petite enclave dans la côte Malabar. Par une nuit de grande tempête, il est interpelé par les fidèles de la synagogue Pardesi : ils ne sont plus que neuf depuis la mort de l’un d’eux et ne peuvent réciter le kaddish. En échange de son aide, ils entreprennent de lui raconter l’histoire des juifs de Kochi. Il ne nous semblait entendre, depuis le début du roman, que des sons discordants, des pensées fugaces, qui se perdaient au loin. Au contraire, l’histoire des fidèles donne une sorte de colonne vertébrale à ces sensations éparses, qui tourbillonnent comme le cyclone autour de la synagogue. Si cette narration peut sembler très ésotérique au premier abord, elle ranime en nous, comme en Hochéa, l’appétence pour le légendaire qui, par le biais de récits communs, donne sens à nos existences individuelles.

Hubert Haddad premières neiges sur Pondichéry

La Synagogue de Mala, la plus ancienne d’Inde, dans le district de Kerala

L’épigraphe du roman invitait à écrire « le chant joyeux de la guérison, le chant précieux de la délivrance » : « et de ton futur ainsi tu te souviendras ». Il s’agit pour Hochéa ne plus se réfugier dans les rêves ou dans l’oubli, mais de se souvenir de son futur. Il lui faut l’apercevoir à travers les légendes d’antan, peut-on supposer. Cette question est d’une actualité extrême, car à l’heure de la multiplication des attentats en Europe et ailleurs, et de la défiance généralisée vis-à-vis des idéaux communautaires européens, les rêves – et les institutions – perdent leur vernis scintillant. La réalité peut être décevante, mais Hubert Haddad nous montre que les récits et utopies qui nous unissent ont toujours le pouvoir de briser l’isolement dans lequel les meurtriers veulent nous enfermer, pour nous faire espérer des lendemains meilleurs.

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