Corps politiques

Un recueil de nouvelles, Gare de l’est et un livre de mémoires Les années romantiques : deux parutions réjouissantes car elles nous donnent à goûter (pour la première fois depuis 2013) la saveur de la prose de Gabriela Adamesteanu, qui excelle à rendre les empêtrements sentimentaux et politiques des ses personnages, notamment féminins, et qui rend son œuvre indispensable dans le champ littéraire européen.


Gabriela Adamesteanu, Gare de l’est. Trad. du roumain par Nicolas Cavaillès. Non Lieu, 176 p., 15 €

Les années romantiques. Trad. du roumain par Nicolas Cavaillès. Préface de Jean-Yves Potel. Non Lieu, 288 p., 19 €


Le recueil Gare de l’est s’ouvre par la nouvelle qui donne son nom à l’ensemble, mais aussi le ton au recueil. Bucarest et ses quartiers désormais familiers au lecteur de Gabriela Adamesteanu, des femmes et des hommes qui vivent tant bien que mal ensemble dans des histoires d’amour qui sont le plus souvent pénétrées par la fatigue, fatigue domestique notamment, au moins pour les femmes, et politique pour les hommes. C’est bien ce qui nous frappe, ces hommes absorbés tout entier par leur dossier, qu’il faut souhaiter être un « bon dossier » et ces femmes qui s’adaptent aux exigences d’un mariage souhaité, parce que nécessaire, mais toujours subordonné à la question du dossier, à l’époux qui trahit et dont la faute rejaillit sur l’épouse, qui portera cette honte jusque dans son corps.

Le rapport au corps est politique. Gabriela Adamesteanu a beau se défendre d’écrire des livres politiques, elle montre combien le politique habite les personnages jusque dans leur corps et leur intimité, comme si la dictature ne pouvait que pénétrer de force chaque parcelle de l’individu. La trahison, la maladie, l’enfant non désiré dont il faut se débarrasser au péril de sa vie, et la nouvelle « Quelques jours à l’hôpital » rend de manière particulièrement remarquable les conséquences désastreuses de l’interdiction de l’avortement dans la vie des femmes, l’époux taciturne, bedonnant, arc-bouté sur des positions discutables, autant d’intrusions dont l’individu, et tout particulièrement les femmes, doit se défendre.

Gabriela Adamesteanu, Gare de l’est

Gabriela Adamesteanu

Les corps sont abîmés par la fatigue emblématique d’un régime qui épuise chacun en rendant toute tâche, même les plus simples et vitales, comme aimer, difficiles et pesantes. Les corps abîmés et alourdis (on peut d’ailleurs noter combien le fait de grossir et d’essayer d’éviter de grossir est récurrent dans quasiment chaque nouvelle) portent en eux l’empêchement d’être totalement présents au monde. Et le mariage est, dans bon nombre de cas, une manifestation de ces entraves qui coupe l’être de lui-même comme le personnage féminin de la nouvelle « Inquiétude » : « Tout continuerait comme avant, se dit-elle, et ce matin étranger dont elle serait absente fit irruption sous ses paupières serrées, des arbres lumineux que ronge le soleil d’automne, des élèves qui rentrent de l’école, et derrière la fenêtre fermée de l’épicerie, au milieu des piments poussiéreux et des citrons, le marchand, la tête tournée vers le comptoir. Le saule pleureur laisse traîner ses branches jaunies dans le lac et des mères bavardent sans fin, en secouant des poussettes. »

La ville de Bucarest, comme souvent chez Gabriela Adamesteanu, occupe une place importante dans la construction des fictions, et « Gare de l’est » en est un exemple probant. L’espace urbain est souvent mis en corrélation avec des sentiments, la nostalgie des premières rencontres est traduite par des descriptions de décors urbains ou champêtres dans lesquels traînent sacs en plastique, déchets, bâtiments inachevés, comme si l’impossibilité de tout futur se rappelait nécessairement à chacun, parce que « quelque chose est perdu pour toujours », y compris dans les moments où l’on aurait pu se laisser aller à l’euphorie. Et les changements de points de vue, l’entrecroisement de monologues intérieurs et les réflexions sur le temps donnent à l’écriture de Gabriela Adamesteanu des accents woolfiens étonnants dans ce recueil de nouvelles.

Gabriela Adamesteanu, Gare de l’est

Les années romantiques recueille les expériences de Gabriela Adamesteanu et constitue un prolongement passionnant à la lecture de ses fictions. On y retrouve son entrée en littérature et ses relations avec Paul Goma dont elle nous donne un portrait délicat et lucide. On est ravi de sa complicité avec d’autres écrivains de cette génération, comme Norman Manea, ou des plus jeunes comme Mircea Cartarescu, dont elle nous fait sentir l’enthousiasme et les inquiétudes littéraires. On fait connaissance avec ses amitiés en France ou aux États-Unis, son oncle architecte en Italie, mais surtout avec son entrée dans le monde du journalisme, les liens qu’elle a tissés avec le monde politique. Ses réflexions sur la politique gagneraient à être méditées aujourd’hui.

Les manifestations de décembre 1989 et leur répression par la sinistre Securitate, les ambiguïtés du régime d’Iliescu et les « minériades » contre les manifestants de la première révolution des places, place de l’Université en juin 1990, ont totalement bouleversé, nous dit-elle, son rapport à l’action sociale. Et elle est devenue, pendant treize ans, la rédactrice en chef du principal hebdomadaire de « dialogue social », issu de la révolution. Elle raconte ses années dans un aller-retour permanent entre le présent de la révolution, des souvenirs plus anciens, et sa recherche d’une vérité. Le journalisme lui va bien, pourtant elle reste appelée par la littérature, et d’ailleurs, lorsqu’elle s’interroge sur le passé de la Roumanie, notamment sur les crimes du régime Antonescu et la compromission des intellectuels, elle se tourne vers de vieux écrivains en exil, amis de Mircea Eliade. Elle les écoute, souvent étonnée par ce qu’elle entend.

L’écrivaine ne se laisse pas faire par les idéologies des uns et des autres. Sensible et généreuse, elle ne perd pas sa faculté non seulement à percevoir mais surtout à rendre compte des moindres nuances et failles, parfois non perceptibles par le commun des mortels. Dans sa préface au livre, Jean-Yves Potel la décrit avec justesse : « elle vit ces années romantiques et leurs combats, comme elle écrit ses livres, poussée par le désir de communiquer avec les gens ordinaires et leur vie ordinaire, de les délivrer du passé et de leurs tourments. Elle dialogue avec eux, leur touche l’épaule, qu’ils soient de vieux écrivains en exil ou des blessés des manifestations de décembre 1989 ».

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